LA LITTÉRATURE SERBE DANS LE CONTEXTE EUROPÉEN
TEXTE, CONTEXTE ET INTERTEXTUALITÉ

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Florence Corrado-Kazanski
Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, France
 

DESANKA MAKSIMOVIĆ ET ANNA AKHMATOVA :
DEUX FEMMES POÈTES

Résumé

Desanka Maksimović (1898-1992) et Anna Akhmatova (1889-1966) ont toutes deux vécu une longue vie couvrant une grande partie de ce vingtième siècle tourmenté. Toutes deux sont considérées dans leur propre pays, et au-delà, comme des figures emblématiques de la poésie serbe et russe, et toutes deux ont affirmé à la fois la singularité et l’universalité de la voix poétique féminine. Nous nous attacherons ainsi à évoquer les points communs qui rapprochent les univers poétiques des deux poètes, en faisant des références précises à différents poèmes. Desanka Maksimović et Anna Akhmatova seront d’abord présentées comme deux voix lyriques qui chantent dans un même élan la femme, la nature et l’amour, puis nous verrons combien le lien à la terre et au peuple tout entier constitue un élément fondamental de leur engagement poétique.

Mots-clés

Desanka Maksimović, Anna Akhmatova, poésie serbe, poésie russe, femmes poètes.

 

Les destinées des deux poètes Desanka Maksimović et Anna Akhmatova présentent de nombreux points communs qui justifient leur évocation parallèle : elles sont nées toutes deux à l’aube du XXe siècle, bien qu’Akhmatova soit de neuf ans l’aînée de Maksimović, et toutes deux ont vécu une longue vie couvrant tout le XXe siècle pour Desanka Maksimović (1898-1992), et une grande partie du siècle pour Anna Akhmatova (1889-1966). Toutes deux sont considérées dans leur propre pays, et au-delà, comme des figures emblématiques de la poésie serbe et russe, et toutes deux ont affirmé à la fois la singularité et l’universalité de la voix poétique féminine. Nous nous attacherons ainsi à évoquer les points communs qui rapprochent les univers poétiques des deux poètes, laissant volontairement de côté les différences. Desanka Maksimović et Anna Akhmatova peuvent tout d’abord être présentées comme deux voix lyriques qui chantent dans un même élan la femme, la nature et l’amour, puis nous verrons combien le lien à la terre et le lien au peuple tout entier constitue un élément fondamental de leur engagement poétique et éthique.

I  Deux voix lyriques

Les poésies de Desanka Maksimović et Anna Akhmatova se caractérisent toutes deux par leur lyrisme amoureux qui s’exprime de manière dense dans des formes courtes chez Akhmatova, plus longues chez Maksimović, où le jeu des pronoms occupe une place essentielle. De plus, toutes deux esquissent des autoportraits, soit par touches successives au fil des poèmes, comme chez Akhmatova, soit en y consacrant un poème entier, comme le poème « Žena » [Femme][1] de Maksimović. Dès le premier vers, la caractéristique essentielle de ce portrait est la pitié, qui sera développé plus loin en compassion.

Srce mi je milosti izvor
moje reči se uz rane privijaju
kao listovi lekovitog bilja
[Mon cœur est une source de pitié ;
Mes paroles cicatrisent les plaies
Telles des feuilles de plantes guérisseuses][2]

De même, toutes les parties du corps évoquées plus loin dans ce portrait ne sont que des métonymies de la pitié : le cœur, le sein, la main, les paumes, les yeux. Ainsi la dernière strophe :

Rodjena sam da živim za drugog.

Preliva se samilost srcu preko rubova.

Na dlanima mi piše da znaju da vidaju,

U očima da umeju da greju,
na usnama da gorčinu skidaju.

[Je suis née pour vivre pour autrui.
La compassion déborde de mon cœur.
Il est écrit sur mes paumes qu’elles guérissent,
Dans mes yeux qu’ils savent réchauffer,
Sur mes lèvres qu’elles effacent l’amertume.]

C’est l’évocation des lèvres qui clôt le poème, lèvres du baiser et lèvres de la parole, alors que dès la première strophe, il était déjà question des « paroles », qui sont l’être même du poète. La dimension métapoétique est donc discrètement présente au début comme à la fin du poème pour affirmer la dimension salvifique de la parole poétique. Mais la voix lyrique se définit avant tout non comme poète, mais comme « femme », selon l’indication du titre, et surtout « sœur », pour mieux souligner la compassion :

Sa moga čita se lica

da sam deset puta sestra

pa jednom žena.

[On peut lire sur mon visage
que je suis sœur dix fois
et femme une fois.]

Chez Akhmatova également, c’est la compassion qui caractérise le je lyrique. Dans ses poèmes de jeunesse, l’héroïne lyrique est avant tout amante et être aimé (« Я любимая, я твоя »)[3], et lorsque sa poésie lyrique devient prière intime, le je lyrique confesse sa nature pécheresse (« Меня, и грешную и праздную, / Лишь ты одна не упрекнешь »[4]). Plus tard, dans Requiem, le lyrisme prend une tout autre dimension (sur laquelle nous reviendrons plus loin), et Akhmatova revient avec une ironie amère sur ces portraits de jeunesse :

Показать бы тебе, насмешнице

И любимице всех друзей,

Царскосельской веселой грешнице,

Что случится с жизнью твоей [5]

 
[Et si je te montrais, toi la rieuse,
La préférée de tous tes amis,
La joyeuse pécheresse de Tsarskoe Selo,
Ce qui est arrivé à ta vie ]

L’amante est devenue épouse et mère souffrante :

Эта женщина больна,

Эта женщина одна.

Муж в могиле, сын в тюрьме,

Помолитесь обо мне.[6]

 
[Cette femme est malade,
Cette femme est seule.
Le mari est dans la tombe, et le fils en prison,
Priez pour moi.]

L’autoportrait s’efface alors pour laisser place aux figures féminines éternelles de Marie et Marie Madeleine au pied de la Croix, incarnations de la compassion :

Магдалина билась и рыдала,
Ученик любимый каменел,
А туда, где молча Мать стояла,
Так никто взглянуть и не посмел.[7]
 
[Madeleine se frappait et sanglotait,
Le disciple préféré se pétrifiait,
Et là où se tenait silencieuse la Mère,
Nul n’osait jeter un regard.]

Dans les poèmes d’Akhmatova, l’amour est souvent associé à la douleur, la tonalité est souvent élégiaque. Chez Maksimović au contraire, les poèmes d’amour sont pleins d’exaltation, marqués au sceau de la sensation de plénitude. Ainsi, dans le poème « Čežnja » [Le désir][8], c’est toute la nature, tout le cosmos, qui est le signe de la venue de l’être aimé : la nuit, les arbres, les fleurs, les eaux.

Sanjam da ćeš doći:

Jer mirišu noći, a drveće lista,

I novo se cveće svakog jutra rodi;

Jer osmesi ljupki igraju po vodi

I prolećnim nebom što od sreće blista

 
[Je rêve que tu vas venir :
car les nuits embaument et les arbres verdissent,
des fleurs nouvelles naissent chaque matin ;
on voit de charmants sourires jouer sur les eaux
et dans le ciel printanier scintillant de joie.]

La sensualité du titre est vivifiée par l’évocation de tous les sens en éveil : ici, l’odorat et la vue, et plus loin l’ouïe :

Cveće, vode, magle, jablanovi viti,

Sve okolo mene čeka te i zove.

 
[Fleurs, eaux, brumes, sveltes peupliers,
tout, autour de moi, t’espère et t’appelle.]

La nature au printemps personnifie le désir amoureux, ce désir apparaît comme une recherche de la fusion avec la nature comme avec l’être aimé. Dans la dernière strophe, la voix lyrique s’adresse à l’être aimé en une invitation pressante qui rappelle le Cantique des cantiques :

Dodji ! Snovi moji u gustome roju

Tebi lete. Dodji, bez tebe se pati !

Dodji ! Sve kraj mene osmeh će ti dati

I u svemu čežnju opazićeš moju.

[Viens ! Mes rêves en essaims pressés
volent vers toi. Viens ! sans toi on souffre !
Viens ! Tout, autour de moi, sera tel un sourire,
En tout tu verras mon désir.]

L’entrelacs des pronoms personnels de la première et de la deuxième personne mime l’ardeur amoureuse et réalise poétiquement la rencontre des amants, tandis que la répétition du pronom « tout », dans les deux derniers vers, récapitule l’état de fusion que l’on peut qualifier de mystique dans lequel se trouve le je lyrique, en pleine communion avec la nature, comme si l’amour embrassait tout, les personnes et le monde entier environnant.

Au contraire, le lyrisme amoureux d’Akhmatova est toujours plein de retenue et de pudeur qui tranche avec l’exubérance du poème précédent. Ainsi, le poème « Еще весна таинственная млела » [Le printemps mystérieux se pâmait encore][9] présente le même point de départ que « Čežnja » : il s’agit d’une rencontre amoureuse au printemps.

Еще весна таинственная млела,

Блуждал прозрачный ветер по горам

И озеро глубокое синело

Крестителя нерукотворный храм.

Ты был испуган нашей первой встречей,

А я уже молилась о второй,

И вот сегодня снова жаркий вечер, -

Как низко солнце стало над горой...

 

Ты не со мной, но это не разлука :

Мне каждый миг – торжественная весть.

Я знаю, что в тебе такая мука,

Что ты не можешь слова произнесть.

[Le printemps mystérieux se pâmait encore,
Le vent transparent errait par les montagnes,
Le lac profond était bleu –
Temple sacré du Baptiste.
Tu étais effrayé par notre première rencontre,
Et moi je priais déjà pour la seconde,
Et voilà qu’aujourd’hui encore le soir est chaud, -
Le soleil est si bas au-dessus de la montagne…
Tu n’es pas avec moi, mais ce n’est pas une séparation :
Chaque instant est pour moi une nouvelle solennelle.
Je sais, il y a en toi une telle souffrance
Que tu ne peux prononcer un mot.]

Dans ce poème, aucune description du printemps, le nom « vesna » seul suffit à une évocation minimaliste, associé à l’adjectif « tainstvennaja » qui suggère d’emblée la dimension symbolique, mystique du printemps, donc de la vie et de l’amour, et au verbe « mlela » qui lui aussi suffit, en position accentuée de fin de vers, à parer de sensualité tout le poème. Vient ensuite l’évocation d’un paysage composé simplement de montagnes, d’un lac, et du vent. Tous ces éléments parlent de Dieu : la montagne par son élévation, le vent « transparent », tel l’esprit saint, et le bleu azur du lac, suivie de la métaphore des fonts baptismaux naturels, signifiant que c’est toute la nature qui est sacralisée, tandis que le seul personnage de la scène est Jean le Baptiste. Cette première strophe, telle une icône, ne peut que sacraliser l’amour naissant décrit avec pudeur à la strophe suivante. Ici, l’amour est présenté comme une relation trine qui unit « je », « tu » et Dieu, par la prière. Le poème se clôt sur la présence invisible de l’être aimé, à l’image de la présence invisible de Dieu (« Ты не со мной, но это не разлука »). Après la note douloureuse de l’avant-dernier vers, le poème laisse place au silence, signe de l’ineffabilité de l’amour, à l’image de l’ineffabilité de Dieu.

Cette notion de sacralisation du monde créé et des relations humaines, dans et par la poésie, que l’on trouve chez les deux poétesses, aura une portée nouvelle lorsque les poèmes lyriques ne seront plus intimistes, mais qu’ils s’ouvriront, chez Desanka Maksimović comme chez Anna Akhmatova, à la dimension du pays et de son peuple, et se rempliront d’accents épiques.

II « Le poète et son pays » [Pesnik i zavičaj]

Dans le poème Pesnik i zavičaj [Le poète et son pays][10], Desanka Maksimović fait une description très simple de sa patrie, en donnant quelques éléments du paysage, des indications de couleurs, et d’odeurs. Elle montre surtout le lien identitaire qui unit l’héroïne lyrique à sa terre.

Kad se popnem na vis

Odakle se vide naše planine

I zamršeni splet jaruga,

I reka srebrne crte,

Hrastovi mirni zabrani,

Biljke lelujave i krte,

Crvenokapi domovi

U hrpice sabrani…

[Lorsque je monte sur les hauteurs
d’où l’on voit nos montagnes
et les ravins entrecoupés,
les rubans d’argent des rivières
et les enclos des chênes paisibles,
les plantes ondoyantes et fragiles,
les maisons aux bonnets rouges
rassemblées en petits groupes…]

Cette première strophe montre d’emblée comment le je lyrique s’efface d’abord derrière une tournure impersonnelle (on voit), puis derrière le « nous » de « nos montagnes ». L’héroïne lyrique affirme son appartenance à ce « nous » collectif, qui unit en un tout les hommes et la nature : les montagnes, ravins et rivières, les chênes et les plantes, et les maisons personnifiées. De cette contemplation d’un paysage familier et cher naît le sentiment d’identité :

Počinjem sebe da razumevam,

Tu je zapisano ono što verujem,

Što činim i što snevam.

Tu je kao na sudbine dlanu

Unapred rečeno.

[Alors je commence à comprendre qui je suis,
c’est là qu’est inscrit ce que je crois,
ce que je fais, ce que je rêve.
Là, comme sur la main du sort,
Tout est dit d’avance.]

Toute la vie concrète et spirituelle est sobrement résumée dans ces trois verbes (ce que je crois, ce que je fais, ce que je rêve) pour signifier le lien intime du poète à sa terre ; le paysage apparaît comme une preuve ontologique pour le sujet, si bien que l’évocation du paysage dans les deux premières strophes du poème pourrait être relue comme une forme d’autoportrait. Enfin, d’un point de vue de l’identité poétique cette fois, fondamental est le dernier vers de la citation : « là [...] tout est dit d’avance ». Le pays est non seulement source d’inspiration, mais il figure la poésie même. C’est aussi ce qui est suggéré dans la dernière strophe du poème, à travers l’évocation des « dieux du terroirs », qui personnifient et sacralisent la terre :

Bezbrojni mali bogovi

Što u zavičaju prate pesnike

Unapred su pevali i znali

Napamet sve moje stihove;

U svemu što sam činila i stvorila,

Više nego pradedovske, i moje,

Ima široke duše njihove.

[Les innombrables dieux du terroir
qui tiennent compagnie au poète
ont chanté d’avance tous mes vers,
les connaissant par cœur ;
en tout ce que j’ai fait, créé,
palpite leur âme immense,
bien plus que l’âme de mes aïeux, plus que la mienne.]

Cette évocation est plus qu’une métaphore de l’inspiration ; le poète apparaît ici comme l’humble porte-voix de sa terre, qui est l’origine, le principe au sens ontologique de la poésie. C’est ce qu’indique la répétition de l’adverbe « unapred », qui fait écho au Verbe divin, alpha et oméga, par qui tout a été dit et tout se dit. Dans l’image finale, dans une ascèse toute chrétienne, l’héroïne lyrique s’abaisse jusqu’à négliger son âme, pour magnifier l’âme de la terre qui fait vivre sa poésie, soulignant encore la dimension sacrée du pays, mais suggérant aussi que le pays est source de vie. C’est aussi ce qui apparaît dans le poème « Voćnjaci » [Les vergers][11]. Ici, le je lyrique a disparu pour laisser entièrement place à la deuxième personne du pluriel du pronom possessif : « naša zemlja », « naši voćnjaci », « naša šljiva ». Dans la forme grammaticale même, l’identité de l’héroïne lyrique est donc unie à la terre et à ses fruits. Dans ce poème, ce sont les couleurs qui caractérisent la terre, et notamment le blanc, symbole de pureté :

S proleća sva naša zemlja se beli,

Nigde toliko beline tada nema u svetu;

S proleća sva naša zemlja se čini

Kao ogromni voćnjak u cvetu.

[Au printemps notre pays se colore en blanc,
nulle part il n’y a tant de blancheur ;
au printemps notre pays ressemble
à un immense verger en fleurs.]

Le blanc est aussi la couleur du salut :

Kad zemlju pokradu,

Spasu nas naši beskrajni voćnjaci,

U njih položimo nadu.

Oni nam oporave zemlju posle rata,

čuvaju nam narod od gladi.

[Quand notre terre a été pillée,
ce sont nos vergers qui nous sauvent,
en eux nous plaçons notre espoir.
Ce sont eux qui font revivre le pays
Après la guerre, empêchant la famine.]

Se dessine ici le portrait de la terre-mère nourricière qui fait vivre et qui sauve. Le poème s’ouvrait sur la blancheur du pays, il se clôt sur l’odeur des prunes, signe tangible de la fécondité de la terre, qui apparaît ultimement comme une terre promise, où les prunes séchées remplacent le lait et le miel de la tradition biblique.

Chez Anna Akhmatova, le lien à la terre, à la nature, peut aussi d’une certaine manière faire partie de l’autoportrait du je lyrique. Il s’agit d’un lien intime, personnel, fraternel, comme le suggère le court poème « Ива » [Le saule][12] :

И дряхлый пук дерев.

Пушкин

А я росла в узорной тишине,

В прохладной детской молодого века.

И не был мил мне голос человека,

А голос ветра был понятен мне.

Я лопухи любила и крапиву,

Но больше всех серебряную иву.

И, благодарная, она жила

Со мной всю жизнь,

Плакучими ветвями

Бессонницу овеивала снами.

И – странно ! – я ее пережила.

Там пень торчит, чужими голосами

Другие ивы что-то говорят

Под нашими, под теми небесами.

И я молчу... Как будто умер брат.

[J’ai grandi dans une arabesque de silence,
Dans la fraîche chambre d’enfant du jeune siècle.
Ce n’était pas la voix humaine qui m’était douce,
Mais la voix du vent que je comprenais.
J’aimais la bardane et l’ortie,
Et plus que tout un saule argenté.
Reconnaissant, il a vécu
Auprès de moi toute sa vie,
Insufflant de ses branches pleureuses
Le rêve à mes insomnies.
Et, comme c’est étrange ! Je lui ai survécu.
Là-bas se dresse une souche, les voix étrangères
D’autres saules parlent entre elles,
Sous nos cieux d’alors.
Et moi je me tais... Comme si mon frère était mort.]

Dans le poème « Le saule », le lien personnel entre le je lyrique et la nature est associé aux souvenirs d’enfance, qui sont souvenir de l’harmonie du moi et du monde, symbolisé par le silence du premier vers. La nature entière est une présence spirituelle, comme l’indique le silence, mais aussi le vent. Viennent ensuite l’évocation d’herbes toutes simples, la bardane et l’ortie, puis enfin celle du saule, lui aussi arbre humble, mais à qui la couleur argentée confère noblesse. Le lien entre le je lyrique et le saule est un lien d’amour, un lien personnel, sur le modèle de l’amour fraternel, comme le dit clairement le dernier vers « Как будто умер брат » [Comme si mon frère était mort]. En outre, la personnification de la nature tend à suggérer que celle-ci est plus humaine que les hommes : le saule, féminin en russe, fait preuve de compassion, qui est la plus haute valeur humaine (chrétienne). La compassion est dans l’être même du saule « pleureur », qui accompagne fidèlement le je lyrique, et apparaît ainsi comme un double de l’héroïne lyrique, renvoyant également à l’enfant qu’elle a été.

En effet, dans ce poème, l’enfant qui comprend la langue de la nature mieux que la langue des hommes apparaît comme une métaphore du poète, saisissant l’harmonie du monde dans la contemplation du silence plein, ontologique, alors que la mort du saule-frère signe l’harmonie brisée, aboutissant au silence du dernier vers, de nature différente du silence initial. Le silence – « И я молчу » – est absence de parole, vide intérieur. Le je lyrique doit apprendre à vivre après – et malgré – la mort de ses proches. Ici, le je lyrique dit « И – странно ! – я ее пережила ». La même constatation sera reprise dans « Poème sans héros  » : « Только как же могло случится, / Что одна я из них жива ? » [Mais comment se peut-il / Que j’aie seule survécu ?][13], qui fait écho également aux vers de Desanka Maksimović extraits de son poème « Čovek » [L’homme] : « Samo sam ja preživela / smrt voljenih bića » [Moi seule j’ai survécu / à la mort des êtres chéris][14]. Mais ce vide attend d’être comblé par la parole poétique, qui est parole de vie, et avant tout parole-mémoire, parole témoignage, comme l’indique le « Poème sans héros ». En effet, dans le passage intitulé « En guise de préface », Akhmatova écrit :

Я посвящаю эту поэму памяти ее первых слушателей – моих друзей и сограждан, погибших в Ленинграде во время осады.

Их голоса я слышу и вспоминаю их, когда читаю поэзию вслух, и этот тайный хор стал для меня навсегда оправданием этой вещи.[15]

 

[Je dédie ce poème à la mémoire de ses premiers auditeurs mes amis et concitoyens morts à Léningrad pendant l’assaut.

 

J’entends leurs voix, leur souvenir me revient lorsque je lis la poésie à haute voix, et ce chœur secret est devenu pour toujours la justification de cette chose.]

Comme dans le poème précédent, réapparaît ici le motif de la voix. La voix des morts s’unit à celle du poète en un « chœur mystérieux », et mystique, dans lequel le je s’efface derrière le nous. Le devoir de mémoire est affirmé comme étant justification du « Poème sans héros », mais aussi de la poésie en général, comme de « Requiem » en particulier, comme l’indique éloquemment le titre. Le deuxième épilogue du poème « Requiem »[16] prend précisément la forme de la prière pour les morts, ou plus précisément pour les sans-noms et les sans-voix, les absents, rendus présents dans et par la prière et la poésie. Dès le début le « je » de l’orante s’unit intimement au « vous » de tous les souffrants, comme le suggère grammaticalement le deuxième vers où « Я » est répété trois fois, mais disparaît ensuite dans le « вас » de la fin du vers, et par la suite sera presque toujours omis.

Опять поминальный приблизился час.

Я вижу, я слышу, я чувствую вас.

[De nouveau l’heure du requiem approche.
Je vous vois, je vous entends, je vous sens.]

Ces trois verbes sont le signe de l’identification du poète à son peuple souffrant, de leur union dans une seule voix même par-delà la mort. Caractéristique est la rime qui unit la bouche du poète au peuple, union dans le poème qui est un cri.

И если зажмут мой измученный рот,

Которым кричит стомильонный народ (…)

[Et si l’on bâillonne ma bouche torturée
qui crie les cent millions de cris du peuple (...)]

Cette parole lyrique mise à nue est vulnérable, mais elle est aussi paradoxalement parole protectrice, à l’image du manteau de la Mère de Dieu. C’est ce que souligne encore une fois la rime, unissant le mot « покров » au mot « слов ». C’est aussi dans cette seule proposition que le « je » n’est pas omis, pour affirmer l’action, la résistance du poète.

Для них соткала я широкий покров

Из бедных, у них же подслушанных слов.

[De leurs pauvres mots que j’ai écoutés
J’ai tissé pour eux un grand manteau.]

La femme poète, figure mariale, est porteuse d’une parole poétique qui protège, mais elle est aussi une figure christique, car sa parole de compassion est une parole qui sauve. L’acte de mémoire par la parole est synonyme de vie éternelle : « О них вспоминаю всегда и везде » [Je me souviens d’eux toujours et partout] ; et tout le poème « Requiem » lui-même ressuscite pour l’éternité la souffrance du peuple russe. Le je de l’héroïne lyrique s’est ainsi élargi à toutes les femmes souffrantes, et c’est aussi à elles que le poème s’adresse.

De même, dans le poème « Odgovor savremeniku » [Réponse au contemporain][17], Desanka Maksimović évoque « l’autre voix » du poète, qui s’éloigne de la conventionnelle thématique lyrique amoureuse pour être au plus près de tous ceux qui souffrent. Comme chez Akhmatova, on peut dire que c’est la compassion qui est le signe de la féminité du poète. La nécessité poétique est donc toujours, chez l’une comme chez l’autre, une nécessité éthique.

Ako sam o seljacima pisala stihove,

S njima sam patila i s njima se radovala;

Nisam pisala po propisima ni sveštenika

Ni političara.

Kad u mojim stihovima ljubavi za selo ima,

To je ženina nežnost prastara

Za svakog na svetu paćenika.

[Si j’ai chanté les paysans
c’est que j’ai partagé leurs peines et leurs joies ;
je n’ai pas écrit pour plaire au prêtre
ou au politicien.
Quand l’amour du village apparaît dans mes vers,
Ce n’est que l’éternelle tendresse des femmes
Pour tout ce qui peine en ce monde.]

À la strophe précédente, le poète évoquait la vérité, l’authenticité de sa poésie. Ici, il apparaît clairement que la vérité poétique est nécessairement justice poétique. Par sa parole, qui est parole d’amour et de compassion, le poète, humble parmi les humbles, rend justice au peuple qui peine. Car Desanka Maksimović prend aussi soin de rappeler simplement sa communion avec le peuple des paysans qu’elle chante dans ses vers, et c’est bien ce qui fonde la justification de sa poésie :

Ja imam prava da pevam o seljacima,

Od njih ja sam pre botanike

Naučila imena na svetu rastinju.

[J’ai le droit d’évoquer les gens
de la terre, ils m’ont appris avant l’école
les noms de toutes les plantes.]

Les paysans sont des maîtres de poésie et des maîtres de vie, et c’est en retour à eux que s’adresse la poésie de Desanka Maksimović, poésie populaire, poésie destinée à ces doubles du poète que sont les enfants, les vieillards et les travailleurs :

Mene, nije stid što me mogu razumeti

Bića mnoga,

Deca i starci, pesnici i nadničari.

[Je n’ai point honte d’être comprise
par beaucoup, beaucoup
d’enfants et de vieillards, de poètes et d’ouvriers.]

Car l’humilité de l’héroïne lyrique s’incarne dans une parole poétique simple, composée de mots ordinaires organisés en phrases qui relèvent de la syntaxe parlée. Comme chez Akhmatova fidèle aux principes de l’acméisme, l’ascèse du verbe poétique permet de magnifier le monde dans toutes ses manifestations, les plus petites comme les plus grandes.

En conclusion, nous pouvons dire que les deux femmes poètes, Desanka Maksimović et Anna Akhmatova, se rencontrent dans une même idée de la féminité comme humilité et compassion, qui est aussi immense dignité, et que leurs poétiques sont toutes deux marquées par un même mouvement qui élargit l’intimité du je lyrique aux dimensions de la nature, du pays et du peuple, et qui unit nécessité poétique et engagement éthique.


Резиме
 
десанка максимовић и ана ахматова : жене песници

Животни век и Десанке Максимовић (1898-1992) и Ане Ахматове (1889-1966) се преклопио са значајним временским раздобљем бурне историје двадесетог века. Обе ауторке су виђене, не само у својим домовинама, већ и изван њихових граница, као истакнуте фигуре српског и руског песништва, као књижевнице које су афирмисале у исти мах и посебност и универзалност гласа женске поетике. У овом раду ћемо настојати да, анализом различитих поема, укажемо на заједничке црте које приближавају поетске светове овe две песникињe. Десанка Максимовић и Ана Ахматова ће на овај начин бити представљене као два лирска гласа која истим жаром певају о жени, природи и љубави при чему ћемо моћи да сагледамо и у којој мери веза са земљом и народом представља суштински елемент у њиховом поетском ангажману.

Кључне речи

Десанка Максимовић, Ана Ахматова, српска поезија, руска поезија, жене песници.

Summary 
desanka maksimović and anna akhmatova : two female poets

Desanka Maksimović (1898-1992) and Anna Akhmatova (1889-1966) both lived long enough to witnes the many tragedies of the 20th century. Both are considered in their own countries and abroad as figureheads of Serbian and Russian poetry, and both asserted the singularity as well as the universality of the female poetic voice. Through precise references to various poems, this article highlights the common points between the two poets’ poetic worlds. Desanka Maksimović and Anna Akhmatova are thus presented as two lyrical voices singing woman, nature and love with the same passion. Both also share another feature: the strong relationship to the homeland and its people as a fundamental element of their poetical commitment.

Key words

Desanka Maksimović, Anna Akhmatova, Serbian poetry, Russian poetry, female poets.

 


NOTES

[1] Tous les poèmes cités, ainsi que leurs traductions, sont extraits de : Desanka Maksimović, Choix de poèmes, trad. Divna Dankovic-Bratic, adapt. Janine Fuchs, éd. bilingue, Paris, Jean Grassin éditeur, 1971, 120 p.

[2] Ibid., p. 22.

[3] « Je suis aimée, je suis tienne », Ty pis’mo moe, milyj, ne komkaj [Mon bien-aimé, ne froisse pas ma lettre], Anna Akhmatova, V to vremja ja gostila na zemle, Izbrannoe, Moskva, Cosmopolis, 1991, p. 26. Toutes les traductions du russe sont personnelles (F.C.K)

[4] « A moi, qui suis vaine pécheresse, / Toi seule ne feras pas de reproche », Tumanom legkim park napolnilsja [Le parc s’est empli d’une légère brume], ibid., p. 21

[5] Ibid., p. 118.

[6] Ibid., p. 117.

[7] Ibid., p. 121.

[8] Desanka Maksimović, Choix de poèmes, op. cit., p. 80. Anna Akhmatova a traduit ce poème de la manière suivante :

Снится мне – придешь ты :
Потому что ночью светел сумрак зыбкий,
Потому что утром все цветы лучатся,
Потому что небо светится от счастья
И блестят, играют на воде улыбки,

Потому что почки на ветвях согреты
И раскрылись листья в радотном смятенье,
Потому что бредят о любви растенья
И в саду плодовом блещет снег расцвета,

Потому что воздух замер в ожиданье
Т оделась пышно для тебя природа.
Яблони, туманы,и цветы и воды
В трепетном томленье ждутс тобой свиданья.

О, приди ! Тебя я звать все жарче буду
Все кругом тобою, лишь тобою бредит,
Все тебя улыбкой несравненной встретит,
И мое томленье ты заметишь всюду.

In Anna Akhmatova, V to vremja…, op. cit., p. 167.

[9] Ibid., p. 42.

[10] Desanka Maksimović, Choix de poèmes, op. cit., p. 26.

[11] Ibid., p. 36.

[12] Anna Akhmatova, V to vremja…, op. cit., p. 72.

[13] Ibid., p. 131.

[14] Desanka Maksimović, Choix de poèmes, op.cit., p. 16.

[15] Anna Akhmatova, V to vremja…, op. cit., p. 126.

[16] Ibid., p. 123.

[17] Desanka Maksimović, Choix de poèmes, op. cit., p. 40.

 


Publié sur Serbica.fr le 27 juillet 2012

Pour citer cet article:

Corrado-Kazanski, Florence, «Desanka Maksimović et Anna Ahmatova : deux femmes poètes», in Srebro, M. (dir.), La Littérature serbe dans le contexte européen : texte, contexte et intertextualité, Pessac, MSHA, 2013, p. 237-250.

Document mis en ligne le 27 juillet 2012 sur le site http://www.serbica.fr

 

 

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