LA LITTÉRATURE SERBE DANS LE CONTEXTE EUROPÉEN
TEXTE, CONTEXTE ET INTERTEXTUALITÉ

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Vesna Matović
Institut pour la littérature et l’art, Belgrade, Serbie

 

LA DIMENSION EUROPÉENNE DU MODERNISME SERBE

 

Résumé

Comme dans la plupart des autres littératures sud-slaves, les débuts du modernisme dans la littérature serbe se rattachent à la dernière décennie du XIXe siècle et son développement au début du XXe. Ce fut dans l’histoire de la littérature serbe récente l’un des virages les plus radicaux car il n’impliquait pas un simple changement de style, de critères et ju­gements de valeur. Il se produisit dans des conditions sociales changées et sous l’influence manifeste des nouveaux courants intellectuels et spi­rituels européens. Le modernisme serbe apportait un nouveau modèle culturel et une nouvelle conception de la littérature. Le modèle patriarcal fut progressivement supplanté par le modèle bourgeois et s’ensuivit la désintégration du paradigme réaliste qui prévalait jusqu’alors et l’instauration d’un paradigme nouveau, moderniste. L’« européanisation », envisagée comme forme de modernisation de la culture et de la littérature serbes devint l’un des concepts dominants et son action s’exerça de manière dispersée et polysémique. À vrai dire, en prônant cette « européanisation », les modernistes serbes avaient en vue divers modèles, exemples, critères ouest-européens (dans un spectre al­lant de l’esthétisme normatif de Bogdan Popović aux idées avant-gardistes de Stanislav Vinaver ou Dimitrije Mitrinović). Mais indépen­damment de leurs divergences s’agissant des modèles poétiques, les mo­dernistes proclamaient la nécessité de préserver le caractère autochtone de la littérature serbe, le processus de réception et d’acceptation des mo­dèles et critères étrangers compliquant et accentuant encore la dichoto­mie intérieure de la littérature et de la culture nationales.

Mots-clés

Modèles culturels bourgeois et patriarcal, littérature du modernisme et de l’avant-garde, « européanisation », « néoslavisme ».

 

Dans la littérature serbe, comme dans la plupart des littératures sud-slaves, les débuts du modernisme se rattachent aux années 1890 et son cours principal à la première décennie du XXe siècle. Dans l’histoire de la littérature serbe récente, ce fut un virage des plus radicaux, de très grande portée quant à ses conséquences, qui ne se traduisit pas uniquement par un changement de forme, littéraire et stylistique, et de critères esthétiques. Dans un environnement social désormais autre, et de concert avec les nouveaux courants intellectuels et politiques qui avaient déjà pénétré l’Europe occidentale, s’opéra un changement de modèle culturel, le modèle bourgeois bousculant, supplantant celui traditionnel, patriarcal.  

Le passage d’une culture essentiellement patriarcale, rurale, comme celles de la Serbie et des Balkans au XIXe siècle, à une culture bourgeoise fut marqué par sa complexité et sa longue durée. Quoique le modèle ancien fût usé jusqu’à la corde pour ce qui était de ses potentialités spirituelles et sociales, sa destruction et son remplacement ne furent ni monosémiques ni définitifs. Certaines formes de la conscience patriarcale et de ses codes persistèrent parallèlement à l’adoption de nouvelles valeurs, une situation qui eut pour résultantes un certain dualisme de la culture serbe et la circulation d’idées et de systèmes de valeurs antinomiques.

La littérature et l’art, fondements de la culture, ajoutèrent encore à la complexité du processus par l’intensité et l’hétérogénéité de leurs propres développements. L’écartèlement entre les courants européens contemporains et les directions indiquées par l’héritage national fut l’une des spécificités majeures du modernisme ; par voie de conséquence éclata une « querelle des anciens et des modernes », typique dès lors que des formes et directions littéraires et artistiques se substituent à d’autres.

Cette querelle marqua tout particulièrement le début du XXe siècle quand fut lancé le Srpski književni glasnik ou SKG [Le Messager littéraire serbe], qui se fixait pour mission le renouveau et la promotion de la littérature nationale et accordait une grande importance au processus d’euro-péanisation. Selon Bogdan Popović[1], l’un des rédacteurs, la littérature serbe avait un besoin impératif d'exemples et de modèles étrangers afin d’élargir ses horizons spirituels, de s’enrichir thématiquement, de se parfaire au niveau de la forme et du style. Ce fut en ce sens que furent formulées et défendues dans la revue les idées d’« esprit européen », de « critères européens », le qualificatif d’« européens » désignant ceux qui prônaient, qui promouvaient ces idées.

À ce propos, il faut ouvrir une parenthèse et expliquer qu’il n’était nullement question de se rattacher directement à certains écrivains européens et écoles littéraires, de simplement faire siens et appliquer certains principes poétiques mais, suite à l’intensification des échanges littéraires et culturels, de souligner la nécessité d’élargir les points de vue nationaux, d’exprimer aussi le sentiment d’appartenance à une époque foisonnante en changements turbulents. L’accélération des processus d’industrialisation et d’urbanisation, les nouvelles formes de la vie sociale qu’accompagnait la perte de la foi en la justesse du code moral existant, les formes différentes de sensibilité et de spiritualité, modelaient un nouveau paradigme culturel dans l’espace de la culture européenne. L’une des conséquences de ces changements fut la prise de conscience de l’existence d’une communauté spirituelle unique, partagée par les modernes et les avant-gardistes européens, et parfaitement formulée par le poète belge Émile Verhaeren :

Depuis un siècle, l’Europe devient une. Aujourd’hui, être strictement Français, strictement Allemand, strictement Scandinave n’est plus possible. Une race continentale complexe, davantage en harmonie avec le futur qu’avec le présent est apparue. Notre temps de curiosité universelle, d’échanges spirituels et matériels, de recherches passionnées a précipité son avènement […] Chaque jour des milliers de liens entravent les entrelacs de notre conscience, et, pour ne parler que de l’art, des milliers d’expositions, de revues, de journaux, d’heure en heure nous informent les uns sur les autres.[2]

Le concept d’« européanisation » à l’époque du modernisme serbe signifiait une prise de distance avec le modèle culturel patriarcal et le regard qu’il portait sur le monde. La conscience épique, l’optimisme héroïque, la vitalité de l’homme patriarcal étaient incompatibles avec l’individualisme, l’inquiétude spirituelle et les angoisses de l’homme moderne. Lorsque le jeune poète Miloš Vidaković écrivit : « Le temps du récit épique [est] révolu. Il était psychologique et scientifique, il est aujourd’hui personnel » [L’artiste contemporain] « n’a rien hormis lui-même » [et ne fait en réalité que] « tâtonner en lui-même »[3], se trouva là affirmée sans détour une modification du paradigme artistique et culturel. L’idéal esthétique national, codifié par l’entremise de la poésie populaire et la réforme de Vuk Karadžić, adopté à l’époque du romantisme et transformé à celle du réalisme, fut remis en question, ouvrant le procès de la revalorisation critique, ce qui exacerba plus encore le conflit opposant les traditionnalistes et les modernistes. Le lancement du SKG, « première revue littéraire serbe moderne, occidentale quant à ses modèles et conceptions »[4] creusa de ce point de vue le lit du milieu littéraire et culturel serbe.

Si, comme l’écrivit Slobodan Jovanović, « dès le premier numéro, [notre revue] acquit la réputation d’être la meilleure »[5], outre une pluie de louanges, le SKG reçut une volée de bois vert. Les premières critiques acerbes vinrent du Kolo [La Ronde] qui, proche de la dynastie des Obrenović, avait été lancé en même temps que le SKG, avec le même rythme de parution et l’objectif d’en contrebalancer l’orientation politique libérale démocrate et le modernisme en matière de littérature. Était décrié en particulier le choix fait par le SKG d’introduire les critères et standards européens et, comme piètre illustration de la soumission aux influences de l’Europe occidentale, étaient données les créations de Vojislav Ilić et de Jovan Dučić que le SKG présentait comme les indicateurs de la direction dans laquelle devait se développer la poésie nationale.

En plus de Kolo, le traditionnaliste Letopis Matice srpske [Annales de la société littéraire serbe] était lui aussi porté à la critique. S’appuyant sur les valeurs éprouvées du patrimoine national, quelque peu statique et suspicieux à l’égard de tout ce qui était nouveau et extérieur à la Serbie, le Letopis tenait l’« européanisme » du SKG pour étranger. Tout comme le Kolo qui reprochait au SKG son absence de « signification ou caractéristique nationale »[6], le Letopis n’était guère enclin à voir un quelconque mieux dans la revue nouvellement lancée à Belgrade et lui faisait même grief d’« avoir vu le sol national se dérober sous ses pieds, de n’être pas le fruit de notre âme populaire » et d’avoir, en substance, pour but de « nous imposer comme modèles en littérature l’érudition et la littérature françaises, le SKG [apparaissant], dans chacune de ses livraisons, tel l’organe en langue serbe d’immigrants français ».[7]

Le Brankovo kolo [La Ronde de Branko] de Karlovac entretint un rapport dynamique et bien souvent polémique avec l’organe principal du modernisme serbe. Il suffit de rappeler les controverses qui opposèrent au SKG le collaborateur du Kolo Dragutin Ilić, le représentant des « anciens », et le jeune moderniste Svetislav Stefanović. Intervenant et comme poètes et comme critiques ne partageant pas les mêmes principes littéraires et conceptions poétiques, tous deux, chacun à sa manière, contredisaient les préceptes esthétiques et intellectuels qui étaient ceux du SKG et, alors, prévalaient dans la pratique littéraire de l’époque.

Malgré le jugement prononcé par Skerlić à la fin des années 1910 selon lequel, dans la littérature nationale, « il n’y [avait] ni dogmatiques ni hérétiques mais, simplement, des travailleurs de la littérature qui, suivant leur entendement et en fonction de leurs aptitudes, œuvraient dans un domaine commun »[8], l’appréciation de Dragutin Ilić sur « les courants contraires et les écoles brouillées à mort de la littérature serbe, sur le combat désespéré que se livraient les "Modernes" et les "Anciens" »[9] reflétait avec davantage d’exactitude le rapport des forces sur le terrain de la littérature. Quoiqu’éminents professeurs et intellectuels influents de la sphère publique, Jovan Skerlić et Bogdan Popović, les rédacteurs en chef du SKG, pesèrent indubitablement de tout leur poids sur le cours principal de la vie littéraire, mais sans pouvoir toutefois faire taire les voix dissonantes qui s’élevaient tant de la périphérie que du cœur de la littérature nationale.

La nécessité d’être moderne sous-entendait de nouvelles formes de spiritualité et la mise en œuvre de procédés poétiques nouveaux, mais ne se voulait pas un contrepoids au caractère autochtone des éléments nationaux et encore moins leur négation. Accepter naïvement les idées modernistes de l’Europe de l’Ouest, c’était courir le risque de voir apparaître une imitation épigone, difficilement productive du point de vue de la création. Ce problème n’avait pas échappé aux modernistes eux-mêmes. Quoique Pero Slijepčević eût fait une description pittoresque de la revue et présenté la révolution opérée par le SKG comme « l’ouverture de toutes les fenêtres sur l’Europe », Jovan Skerlić jugea néanmoins nécessaire de préciser que, prenant exemple sur l’Ouest, la revue n’en demeurait pas moins « nationale dans ses directions et travail littéraire ».[10]

Le poète Sima Pandurović, de même, préconisait l’ouverture de la littérature serbe aux courants européens modernes et leur assimilation, mais il ne manquait pas de souligner la nécessité de « nationaliser » les « éléments étrangers et influences » ainsi assimilés.[11] Membre de l’avant-gardisme naissant, Stanislav Vinaver pensait quant à lui que les écrivains serbes, « modernes au sens large où on l’entendait dans le monde et dans la vie », se devaient toutefois de l’être « dans nos conditions »[12], cette forme de modernisme exigeant d’eux la réalisation d’un exploit plus grand et davantage d’esprit de suite qu’à l’Ouest.

À la différence des traditionnalistes, les modernistes serbes ne discutaient pas le besoin de rénover de fond en comble la littérature nationale et de l’« européaniser », mais la recherche du mode qui ne réduirait pas l’authenticité nationale à néant. Problématique se trouvait donc être le choix du modèle littéraire dans la mesure où aucun ne s’imposait dans les littératures ouest-européennes de l’époque. Les divers concepts poétiques, tendances stylistiques, orientations spirituelles et intellectuelles s’écoulaient en parallèle et se supplantaient à grande vitesse : symbolisme, Parnasse, impressionnisme, Jügenstil, néoromantisme, sans oublier le réalisme et le naturalisme alors déclinants et en voie d’extinction. À la veille de la Première Guerre mondiale apparurent les manifestations précoces de l’expressionisme et du futurisme. Le choix de l’exemple littéraire et des canons esthétiques parmi ceux existant fut l’élément qui devait brouiller plus encore l’image du modernisme serbe. Il apparut que les modernistes serbes – et ce point fera l’objet d’un développement ultérieur – se déterminaient diversement et optaient pour des modèles littéraires, des concepts esthétiques très souvent antagonistes.

Vus dans leur ensemble, les changements qui affectèrent la sphère culturelle nationale et les courants artistiques et spirituels débouchèrent au début du XXe siècle sur un recul de l’intérêt porté aux littératures allemande et, à un degré moindre, russe qui, pourtant, avaient occupé une place privilégiée à l’époque des Lumières, du romantisme et du réalisme.

Cette régression de l’intérêt pour la culture et les lettres allemandes traduisait dans la littérature serbe des motifs d’ordre politique, les Balkans et la Serbie s’inscrivant toujours davantage dans la sphère des intérêts territoriaux, économiques et politiques de la monarchie des Habsbourg et de l’Allemagne de Guillaume II. De la méfiance à leur égard ressentie par le camp serbe résulta une acceptation plus nette des modèles littéraires et culturels ouest-européens et, en premier lieu, français. En Serbie, et contrairement à la Croatie et à la Slovénie, les mouvements nés dans les espaces de l’Europe centrale, tel le sécessionnisme, plus précisément Jügendstil, n’imprimèrent pas de traces visibles dans la littérature et la peinture du modernisme. Leur présence fut plus marquée dans le graphisme de certaines revues littéraires (Nova iskra [La Nouvelle étincelle] et Bosanska vila [La Nymphe bosniaque], dans l’architecture, les arts décoratifs et la mode qu’en littérature.

Les lettres russes dans le modernisme serbe constituèrent un segment essentiel des littératures slaves et – dans le cadre du renouveau de l’idéal slave, de la conscience affirmée d’une appartenance nationale et raciale – établirait une nouvelle forme de liens entre les littératures et les cultures serbe, slaves et sud-slaves. Cet idéal fut formulé et promu sous le nom de néoslavisme, avec pour principaux chantres Jovan Skerlić, Boža Marković et Kosta Kumanudi. Son nom renvoyant aux formes antérieures de tentative de rattachement des peuples et cultures slaves – le panslavisme et le slavophilisme –, les défenseurs du néoslavisme perçurent la nécessité de démarquer le nouveau mouvement des précédents. Skerlić et Kumanudi s’en acquittèrent de manière claire et tranchante dans des textes-programmes, « Neoslavizam i jugoslovenstvo » [Néoslavisme et yougoslavité][13] et « Neoslavizam »[14], qui parurent dans la revue des hautes écoles serbe et croate publiée à Vienne, Zora [L’Aube].

Au dire de Skerlić, les panslavistes « prônaient la solidarité de race de toutes les tribus slaves et assuraient que l’intelligence slave éclairerait le monde et lui apporterait le renouveau, que les Slaves, dans leur jeunesse et leur fraîcheur, remplaceraient sur la scène de l’Histoire les Latins et les Germains vieillissants et las » ; les slavophiles, pour leur part, « prêchaient l’orthodoxie, l’autocratie, et la confluence de toutes les rivières slaves avec la mer russe ». Contrairement à ces aspirations qui, au siècle précédent, avaient marqué les liens culturels entre les Slaves, le néoslavisme représentait un mouvement qui prenait en compte un environnement réellement politique et culturel : « Le néoslavisme écarte toute idée de domination de telle ou telle confession, de telle ou telle tribu » et se fixe comme objectif « l’autonomie et la fédération de toutes les tribus slaves égales en droits ».[15] Cette « organisation démocratique et fédéraliste » était, aux yeux de Skerlić, la caractéristique essentielle du mouvement néoslaviste et de sa conception de l’idéal de la solidarité slave. Cet idéal, profondément enraciné dans la culture et la littérature serbes, trouva un sol fertile dans les nouvelles conditions et fut propagé par le truchement des organes littéraires (Slovenski jug [Le Sud slave], Bosanska vila, le SKG), mais aussi manifesté lors des colloques littéraires, commémorations, expositions, concerts et rassemblements slaves.

Néanmoins, à la frontière des XIXe et XXe siècles, la principale influence qui s’exerça sur les courants de la littérature nationale en plein essor fut celle de la littérature française, avant toute chose les idées esthétiques du symbolisme et du Parnasse*, tandis que l’élite bourgeoise serbe, majoritairement éduquée dans les universités de France et d’Angleterre, se sentait une attirance pour les modèles politiques et sociaux de ces pays. De même, manifeste fut la présence des littératures scandinaves, des drames d’Ibsen et de Strinberg ainsi que des romans de Selma Lagerlöf, Knut Hamsun, Bjørnstjerne Bjørnson.

Pareil changement d’orientation n’avait rien pour surprendre, il se produisit également dans les littératures ouest-européennes où se percevait le poids dont pesaient les poètes français de la décadence, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Lautréamont, et aussi les écrivains nordiques qui plaçaient au cœur de leurs œuvres les rapports psychologiques conflictuels de l’individu avec la communauté. Plus qu’une influence se reflétait l’état d’esprit d’un temps où le système de valeurs existant entrait en crise, où l’homme était gagné par un sentiment de solitude et d’égarement dans les grandes villes, où l’on doutait du monde positiviste des faits et de la nouvelle perception mystique de la nature et du cosmos – un temps, donc, où se faisait sentir le besoin de donner à cette nouvelle perception du monde une expression artistique adéquate.

Quelle réponse apporta la littérature serbe au défi que lui lançait le modernisme européen ? Que sous-entendait la notion d’« européanisation » de la culture nationale qui fut l’objet de fréquents écrits et polémiques dans les organes littéraires serbes ? La réponse ne pouvait être ni simple ni monosémique. Il existait au moins deux conceptions qui allaient à l’encontre l’une de l’autre et, à la veille de la Première Guerre mondiale, avec l’avant-gardisme, en vint une troisième.

La première, incarnée par les idées critiques de Bogdan Popović et Jovan Skerlić, était promue par l’intermédiaire du SKG dont ils étaient les rédacteurs. Cette revue n’était pas uniquement l’organe de pointe de l’époque du modernisme serbe : elle ne faisait pas que peser d’un poids déterminant sur la formation des goûts littéraires et des critères esthétiques, elle était en outre clairement investie d’une mission nationale et sociale. Elle asseyait son idéal d’« européanisation » sur le mythe de la culture européenne et de la démocratie bourgeoise. L’esprit démocratique et critique de l’Ouest, les idéaux de liberté individuelle, de progrès, d’ordre, de travail étaient ceux auxquels aspirait la jeune élite culturelle et politique serbe regroupée autour du SKG. L’autre visage de l’Europe, rongée par le doute et le scepticisme, avec ses symptômes visibles de crise sociale, de confusion mentale et spirituelle, était rejeté comme le danger à éviter dans son propre développement.

Quoique tous deux élèves de l’école française et bons connaisseurs de la littérature et des arts européens, Bogdan Popović et Jovan Skerlić ne partageaient pas les mêmes vues et principes esthétiques. Popović se sentait une proximité avec la philosophie rationaliste et, d’abord, l’esthétisme empirique d’Alexander Benn et l’évolutionnisme de Spenser. Il s’efforçait d’élaborer sa théorie du beau et croyait fermement à la possibilité d’évaluer une œuvre d’art avec une objectivité toute scientifique. À l’instar des classiques, il mettait l’accent sur la rectitude des formes littéraires, sur l’harmonie nécessaire entre les composantes, ce qui donnait à ses conceptions critiques un caractère expressément normatif.

Éminent critique littéraire, historien et professeur de littérature (au demeurant, comme Bogdan Popović), Jovan Skerlić était par ailleurs un idéologue national. Pour cet homme de gauche qui avait un sens aigu des valeurs démocratiques et sociales, la littérature s’intégrait dans un programme socio-culturel. Le modèle culturel reçu en héritage, assis sur les principes du patriarcat, du droit coutumier et des modèles folkloriques, à ses yeux entravait le progrès artistique, culturel et social. Skerlić était proche des idéaux des socialistes français Renard, Renan et Jaurès, ainsi que du vitalisme de Giono ; comme valeurs particulières de la littérature nationale, il mettait en avant les idées d’individualisme, de justice sociale, de dynamisme, de santé, d’optimisme.

Positiviste, champion de l’esthétique du réalisme, Skerlić soignait davantage le côté extérieur de l’œuvre littéraire là où Popović, par son esthétisme, s’orientait davantage vers une approche formaliste, immanente. Mais tout autant que Skerlić, il croyait à la mission d’édification esthétique et éthique dont la littérature était chargée. Ils avaient en partage l’esprit rationaliste.

Comparé à la critique littéraire du XIXe siècle en Serbie, c’était là un programme nouveau, systématique et entièrement littéraire, doté d’outils critiques, de concepts et critères épurés. Son influence fut décisive pour que la pensée critique occupe une place de premier plan, voire déterminante dans la vie littéraire, et renforce la conscience poétique des créateurs. Il permit la réception accélérée des classiques européens et contribua grandement à l’esprit de l’internationalisme dans la culture et la littérature nationales. Les lettres serbes, et sud-slaves, s’ouvrirent aux valeurs des autres cultures et purent graduellement s’affranchir des cadres locaux et de l’autarcie nationale.[16]

Composante du processus d’« européanisation », la littérature traduite se voyait dans le SKG attribuer une place et un rôle importants. Les œuvres de Shakespeare et de Goethe, des romantiques européens, en premier lieu Heine et Hugo, des réalistes (Maupassant), des parnassiens français et de certains symbolistes « doux » (Verlaine) étaient des modèles servant à éduquer le goût tant des lecteurs que des auteurs. Les « poètes maudits », tant les décadents que les « hyper-modernistes », étaient proscrits. L’Albatros de Baudelaire ne devait paraître dans les pages du SKG qu’en 1913 alors que ses poèmes en prose avaient été traduits et publiés dans la littérature serbe dès 1886. Une branche entière du modernisme européen, la plus marquante quant à son développement, avait été coupée. Son monde basé sur l’irrationnel et l’intuitif, riche en symboles et associations, ne cadrait pas avec l’idéal esthétique de clarté, de logique et d’harmonie poursuivi par Bogdan Popović ; le pessimisme, le sentiment d’impuissance, de désarroi et de déliquescence étaient aux antipodes des idées de vitalité, de santé nationale et de progrès prônées par Jovan Skerlić. Le programme d’« européanisation » de la littérature serbe envisagé par les rédacteurs du SKG et le cercle réuni autour d’eux, davantage basé sur des valeurs classiques, éprouvées, n’était ni radical ni révolutionnaire, mais réformateur.[17]

Cette conception de la littérature se matérialisa, dans une très large mesure, dans la poésie de Jovan Dučić et de Milan Rakić, et, en partie, dans la prose de Simo Matavulj, Radoje Domanović, Petar Kočić et Milutin Uskoković. Le langage poétique innova, son lexique se modifia, et aussi ses tonalité, rythme, types de métaphores. La prose marqua un intérêt croissant pour les thèmes urbains, un héros d’un nouveau genre, solitaire et aliéné, fit son apparition, se remarquèrent aussi une subjectivisation du langage prosaïque et le recul de l’intrigue qui sont caractéristiques de la narration réaliste. Les thèmes et motifs folkloriques perdirent leur primauté et furent, soit transformés, soit déconstruits (Kočić, Domanović).

Cette première phase du modernisme eut pour effet d’accroître l’importance de l’artistique avec, pour conséquences, l’effacement progressif des motifs provenant de la mythologie nationale devant des valeurs communément bourgeoises et, en dépit des idéaux positivistes de Popović et Skerlić, l’ébranlement de la vision objectiviste et rationaliste du monde.

Une transformation plus radicale de l’image du monde allait se produire avec la seconde vague du modernisme serbe vers le milieu des années 1910.

Les jeunes créateurs de cette seconde vague n’étaient pas moins européens que leurs devanciers, mais leur « européanisme » avait d’autres horizons et modèles. Ils se sentaient une proximité avec l’autre Europe, effervescente, tourmentée, marquée par la psychanalyse, l’esthétique de Bergson et de Croce, le surhomme de Nietzsche. Malgré les divergences à l’intérieur de ce courant du modernisme serbe, commune était la sensibilité poétique entrée en résistance contre l’esprit de l’élitisme bourgeois, le rationalisme et l’utilitarisme qui caractérisaient l’idéologie critique et littéraire du SKG.

La révolte de cette génération de modernistes prit des formes diverses : insolemment inadaptée et bohème chez Vladislav Petković Dis et Milan Ćurčin, elle reposa chez Svetislav Stefanović, Sima Pandurović et Isidora Sekulić sur des prémisses esthétiques foncièrement différentes de celles préconisées par le cercle réuni autour du SKG. La « véracité », la « sincérité » ne constituaient plus des concepts centraux ; le monde insaisissable du « rêve et de l’illusion » exprimait avec plus d’authenticité la substance de l’être ; le « mensonge poétique »[18], les espaces du mystique et de l’au-delà, la fébrilité sensuelle et le trouble mental étaient plus adaptés aux nouvelles aspirations de l’esprit humain, confus et libéré, dont parlait un autre moderniste serbe, Dimitrije Mitrinović.[19]

Le langage de ces modernistes avait perdu l’extrême raffinement, la perfection stylistique que la revue la plus influente du modernisme plaçait si haut. L’indicible ne pouvait s’exprimer avec suite et logique, la pensée s’égarait, la clarté s’effaçait devant la confusion, la valeur mélodique et rythmique de la langue surgissait au premier plan. De par son orientation vers la sphère du subjectif et de la vie intérieure, de par sa quête d’une langue et d’une forme à même de les exprimer, la littérature serbe, pour la première fois, cessa d’être le soutien ou le supplétif de l’idéologie nationale.

Nettement plus proches des courants artistiques modernes de l’Europe de l’Ouest par ses conceptions, ce courant du modernisme serbe apparaissait subversif comparé à celui, dominant, de Jovan Skerlić et de Bogdan Popović. Le conflit, inexorable, atteignit son apogée avec la charge de Skerlić contre le recueil poétique de Vladislav Petković Dis Utopljene duše [Les Âmes noyées] et la prose lyrique d’Isidora Sekulić Saputnici [Les Compagnons de route] dans l’immédiat avant-Première Guerre mondiale.

Mais ce n’était pas une classique querelle opposant les traditionnalistes et les modernistes, un conflit se déroulait au sein même du modernisme serbe. En réalité, si les valeurs littéraires incarnées par Skerlić et Popović dans le cadre européen étaient traditionalistes, dans le contexte du modernisme serbe elles reflétaient les critères et besoins de la classe petite-bourgeoise en pleine ascension. Ces valeurs n’étaient pas encore vétustes, elles constituaient le fondement de la vie démocratique bourgeoise et de ses institutions littéraires et culturelles.[20] Leur contestation et leur rejet par les nouveaux modernistes traduisaient l’essor rapide de la littérature serbe au début du XXe siècle : de manière quasi synchrone se développait un processus d’appropriation des valeurs classiques du patrimoine européen, d’acceptation de ses courants spirituels et modèles esthétiques contemporains. Vers la fin des années 1900, alors que la submergeait la première vague de l’avant-garde, la littérature serbe, la démarche mal assurée, emboîta le pas aux courants artistiques européens les plus récents.

L’aspiration au socialement et esthétiquement choquant et provocateur, la négation des valeurs culturelles établies, en premier lieu, bourgeoises (et non plus patriarcales, refoulées quant à elles, au début du siècle), conduisirent à une radicalisation plus marquée encore. L’esprit du cosmisme et du cosmopolitisme, le pressentiment de la fin du monde et l’espérance utopique en la possibilité, sur les décombres de ce monde, d’enraciner un renouveau artistique, spirituel et social imprégnèrent la parole poétique des jeunes avant-gardistes serbes Dušan Srezojević, Dimitrije Mitrinović, Dragutin Mras, Miloš Vidaković. La traduction du Manifeste du futurisme de Marinetti et les Estetičke kontemplacije [Contemplations esthétiques] de Mitrinović confirmèrent que les idées expressionnistes et futuristes avaient coloré la pensée poétique et les théories littéraires serbes. Les horizons culturels et artistiques se trouvaient élargis, le sentiment de provincialisme et de retard sur les courants européens modernes se dissipait.

Néanmoins, et bien qu’elle fût pénétrée de l’idéal cosmopolite de fraternité universelle entre les hommes, l’avant-garde serbe des débuts resta les premiers temps liée aux objectifs sociaux et nationaux. Son désir de changer radicalement le monde, qu’il fût d’inspiration nietzschéenne ou marxiste, était en concordance avec son renouveau révolutionnaire politique et social.[21] Pour les avant-gardistes serbes, notamment pour le groupe réuni autour de Mlada Bosna, le but à atteindre était l’accès à l’indépendance culturelle et politique des peuples sud-slaves et leur unification. La mythologie nationale, « enterrée » au commencement du modernisme, fut ranimée mais, cette fois, avec une sémantique et sous une forme différentes. Dans ses fondements soufflait l’esprit avant-gardiste de révolte, le culte du titan et de la force élémentaire. Avec sa maquette du temple du Vidovdan et ses sculptures des héros épiques Miloš Obilić, Srđa Zlopogleđa et Marko Kraljević, le sculpteur croate Ivan Meštrović représenta parfaitement cet idéal. Son œuvre devint une bannière sous laquelle se rangea la jeunesse révolutionnaire yougoslave à la veille de la Première Guerre mondiale. Par cette forme d’inspiration l’avant-garde serbe – et, partiellement, croate – s’efforça d’exprimer son identité culturelle propre.

Il ne s’agissait pas là d’un anachronisme, des révoltes similaires avaient éclaté dans les autres littératures slaves et sans qu’il y eût de collision avec les idées cosmopolites d’humanité et de respect des valeurs des autres cultures. La confirmation en est le rapport de Dimitrije Mitrinović, le principal idéologue de l’avant-garde serbe à la veille de la guerre, à la poésie allemande moderne. Dans un texte intitulé « Iz lirske Germanije », [De la Germanie lyrique], Mitrinović désigne sa parenté poétique, spirituelle, avec Arno Holtz, Richard Dämel et Alfred Mombert.[22]

Le goût de Mitrinović pour la poésie lyrique allemande était contraire aux idéaux littéraires du SKG. À deux reprises, Bogdan Popović énonça un jugement hautement défavorable sur cette même poésie lyrique allemande[23] qu’il considérait épigonique, décadente, confuse ; émanant, selon lui, d’un esprit détraqué, de valeurs chamboulées, elle constituait donc un modèle inacceptable pour la littérature serbe. Jovan Skerlić, quant à lui, adoptait une position comparable au sujet des décadents français tout en se référant aux jugements de l’éminent critique viennois Nolde.[24]

Quoique proches de Skerlić par leurs aspirations nationales, les jeunes avant-gardistes s’éloignaient de lui et de Popović du fait de leurs conceptions poétiques. De même, ils ne firent pas leur le sentiment de pessimisme et d’indifférence éthique des poètes de la deuxième vague du modernisme serbe.

Leurs idées, il est vrai, ne représentaient que le courant périphérique du modernisme serbe et ne risquaient pas de mettre en grand danger le courant principal que traçait le SKG. Elles furent néanmoins le levain qui devait aviver la littérature de l’après-guerre et, en premier lieu, sa branche avant-gardiste. Le rejet du modèle culturel patriarcal et de son esprit épique, et, surtout, du paradigme culturel bourgeois et de sa positiviste « santé d’esprit », affirmé dès avant la Première Guerre mondiale, prit une ampleur artistique et programmatique dans la littérature serbe de l’après-guerre.

L’esprit révolutionnaire de révolte, la négation de toutes les valeurs du vieux monde, le penchant pour l’expérimentation, les diverses formes de subversion éthique et esthétique furent les traits marquants de la génération expressionniste (Miloš Crnjanski, Rastko Petrović, Stanislav Vinaver) ainsi que de l’aile radicale de l’avant-garde regroupée dans les années 1920 autour de la revue Zenit [Zénith] et de Ljubomir Micić. L’étroitesse des liens et contacts de Micić et de Zenit avec l’expressionnisme allemand et la revue berlinoise Der Sturm attestait un retour de balancier vers la littérature allemande et, pour le cercle des surréalistes de Belgrade, vers les surréalistes parisiens et français. Ces phénomènes étaient parfaitement synchrones avec les courants de l’avant-garde européenne.

Au cœur du concept de modernisation de la littérature serbe des années 1920, le patrimoine folklorique allait faire sa réapparition, mais dans un rôle ambivalent. La strate héroïque, épique, porteuse dans la littérature nationale de la seconde moitié du XIXe siècle, allait être totalement rejetée. Atteinte fut également portée à ses valeurs cultes : le mythe du Vidovdan, le culte héroïque des victimes et le sacrifice de soi pour le bien commun. Au nombre des plus radicaux figurait le jeune Crnjanski de la période expressionniste.

Mais les expressionnistes ne renièrent pas en bloc l’héritage folklorique. De la strate épique le centre de gravité se déplaça vers celles plus anciennes, païennes, mythologiques que les légendes populaires, la tradition orale et les formes courtes (incantations, devinettes, comptines) avaient préservées. Leur langue absconse, énigmatique rapprochait au maximum les jeunes créateurs des espaces mystérieux, originels, primitifs vers lesquels s’orientaient pareillement les avant-gardistes européens (le nouveau primitivisme). Comprirent le mieux ces tendances et les incarnèrent avec succès sur le plan artistique Rastko Petrović, Stanislav Vinaver et Momčilo Nastasijević.

Dans la littérature serbe, ce fut l’ultime point de prééminence de la tradition épique et du modèle culturel patriarcal en tant que critère et principe créateur. Avec les courants symbolistes qui affluèrent en provenance de l’Ouest au début du XXe siècle, la strate mythique et mythologique se révéla, du point de vue de la création, un aiguillon très important dans le développement futur de la littérature serbe et devait atteindre son faîte artistique avec la poésie de Vasko Popa*.

 

* Cet article est le résultat des recherches effectuées dans le cadre du Projet n° 178024 de l’Institut pour la littérature et l’art de Belgrade, in­titulé : Le Rôle des périodiques dans la formation des modèles littéraires, culturels et nationaux. Ce projet est financé par le Ministère de l’Éducation et de la Science de la République de Serbie

Traduit du serbe par Alain Cappon

Bibliographie

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Skerlić, Jovan, Pisci i knjige [Écrivains et livres], vol. V, Belgrade, Prosveta, 1964, 329 p.

Vitošević, Dragiša, Srpski književni glasnik [Le Messager littéraire serbe], Belgrade, 1990, 295 p.

 

Резиме

eвропска димензија српске модерне

Као и у већини јужнословенских  књижевности,  и у српској почеци  епохе модерне везују се за последњу деценију 19. века, а време њеног успона за почетак 20. века. То је био један од најрадикалнијих заокрета у историји новије српске књижевности, јер није значио само промену једне стилске формације и њених вредносних судова и мерила. Настала у измењеним друштвеним околностима и под видним утицајем нових европских идејних и духовних струјања, српска модерна је доносила нов културни модел и нов концепт књижевности. Дошло је до постепене смене патријархалног грађанским моделом и до дезинтеграције преовлађујуће реалистичке парадигме и успостављања нове – модернистичке. Појам „европеиза-ције“, схваћен као облик модернизације националне литературе и културе, постао је један од доминантних појмова чије је деловање било дисперзивно и вишезначно. Наиме, залажући се за процес „европеизације“, српски модернисти су имали у виду различите западноевропске узоре, обрасце и мерила (распон је ишао од нормативистичке естетике Богдана Поповића до авангардистичких идеја Станислава Винавера или Димитрија Митриновића). Но, без обзира на разлике у поетичким узорима, модернисти су наглашавали потребу очувања аутохтоности националне литературе, што је процес рецепције и прихватања страних узора и мерила усложњавало и појачавало унутрашњу дихотомичност националне културе и литературе. 

Кључне речи

Патријархални и грађански културни модел, књижевност модерне и авангарде, „европеизација“, „неославизам“.

Summary 
the european dimension of serbian modernism

As in most other South Slavonic literatures, modernism in Serbian literature appeared in the last decade of the 19th century and developed fully in the early 20th century. It was one of the most radical turning points in the history of recent Serbian literature in that it did not merely imply a change of style, criteria and value judgements. It took place in changing social conditions and under the obvious influence of the new European intellectual and spiritual trends. The Serbian modernism was bringing forth a new cultural model and a new conception of literature. The patriarchal model was progressively replaced by the bourgeois model, which brought about the disintegration of the realistic paradgim which had prevailed until then and the appearance of a new, modernist paradigm. “Europeanization”, seen as a form of modernization of Serbian culture and literature, became one major concept and its action operated in a diversified and polysemic way. What the Serbian modernists really had in mind while advocating this “Europeanization” was various West European models, examples and criteria (from Bogdan Popović’s normative aestheticism to Stanislav Vinaver’s or Dimitrije Mitrinović’s avant-garde ideas). But independently from their differing views on poetic models, the modernists were proclaiming the necessity of preserving the native character of Serbian literature, with the process of reception and acceptance of foreign models and criteria complicating and increasing even further the inner dichotomy of the national literature and culture. 

Key words

Patriarchal and bourgeois models, modernist and avant-garde literature, “Europeanization”, “neo-Slavism”.


NOTES

[1] Bogdan Popović, « Književni listovi » [Journaux littéraires], in Srpski književni glasnik, 1900, I, n° 1, p. 23-36 ; n° 2, p. 109-122.

[2] Émile Verhaeren, « Enquête sur la littérature scandinave », La Revue blanche, n° 89 daté du 15 février 1897 ; in Jacques Dugast, Kulturni život u Evropi na prelazu 19. u 20. vek [La Vie culturelle en Europe au tournant des XIXe et XXe siècles], Belgrade, Clio, 2007, p. 69.

[3] M. Vidaković, « Saputnici Isidore Sekulić » [Les Compagnons de route d’Isidora Sekulić], Pisci kao kritičari pre Prvog svetskog rata (Les Écrivains en tant que critiques avant la Première Guerre mondiale], rédacteur Predrag Protić, Srpska književna kritika, livre 12, Novi Sad – Belgrade, Matica srpska, Institut za književnost i umetnost, 1979, p. 492.

[4] Jovan Skerlić, Istorija novije srpske književnosti [Histoire de la nouvelle littérature serbe], Rad, Belgrade, 1953, p. 426.

[5] S. Jovanović, « Svetislav Simić. Povodom tridesetgodišnjice od smrti » [Svetislav Simić. À l’occasion du trentième anniversaire de son décès], SKG, 1903, V, n° 4, p. 256.

[6] Kolo, 1903, n°4, p. 256.

[7] Milan Nedeljković, « Naša savremena lepa književnost » [Nos belles-lettres contemporaines], in Letopis Matice srpske, livre CCXVI, cahier 6, p. 143.

[8] J. Skerlić, « "Stari" i "Mladi" u srpskoj književnosti » [Les "Vieux" et les "Jeunes" dans la littérature serbe], Pisci i knjige [Écrivains et livres], vol. V, Belgrade, Prosveta, 1964, p. 206.

[9] Ibid., p. 206.

[10] J. Skerlić, Istorija nove srpske književnosti, op. cit., p. 426.

[11] « Modernizacija i književnost » [Modernisation et littérature], in Bosanka vila [La Nymphe bosniaque], 1912, XXVII, n° 17, p. 233.

[12] « Pesnički modernizam » [Le modernisme poétique], in Kritički radovi Stanislava Vinavera [Les Textes critiques de Stanislav Vinaver], rédacteur Pavle Zorić, Srpska književna kritika, livre 15, Belgrade, Matica srpska, Institut za knjiženost i umetnost, 1975, p. 258.

[13] J. Skerlić, « Neoslavizam i jugoslovenstvo », in Zora, 1910, I, n° 1, p. 3.

[14] K. Kumanudi, « Neoslavizam », in Zora, 1910, I, n° 2, p. 59.

[16] Jan Wiezbicki, « Zapadnoslovenske i južnoslovenske književnosti XX veka » [Les littératures ouest-slave et sud-slave], in Razgovor o književnosti [Conversation sur la littérature], Belgrade, Narodna knjiga, 2003, p. 183-237.

[17] Dragiša Vitošević, « Pesništvo » [Poésie], in Srpski književni glasnik, Belgrade, Institut za književnost i umetnost, 1990, p. 203-259.

[18] Isidora Sekulić, « O pesnicima koji lažu » [Des poètes qui mentent], in Bosanska vila, 1911, livre XXVI, cahier 24, p. 361-362.

[19] Dimitrije Mitrinović, « Nacionalno tlo i modernost » [Le sol national et la modernité], in Književnost Mlade Bosne [La Littérature de la Jeune Bosnie], rédacteur P. Palavestra, Sarajevo, Svjetlost, 1965, p. 41-49.

[20] Predrag Palavestra, « Isidora Sekulić i rana srpska avangarda » [Isidora Sekulić et l’avant-garde serbe des débuts], in Kritika i avangarda u modernoj srpskoj književnosti [La Critique et l’avant-garde dans la littérature serbe moderne], Belgrade, Prosveta, 1979, p. 255.

[21] Jan Wiezbicki, op. cit., p. 210

[22] Dimitrije Mitrinović, « Iz lirske Germanije », in Pisci kao kritičari pre Prvog svetskog rata [Les Écrivains en tant que critiques avant la Première Guerre mondiale], Srpska književna kritika, livre 12, p. 442-452.

[23] « Nemačka secesionistička lirika » [La Poésie lyrique sécessionniste allemande], SKG, 1902, V, n° 5, p. 395 ; « Iz nemačke lirike », SKG, 1910, XXV, n° 10, p. 720-721.

[24] Jovan Skerlić, « Jedna književna zaraza » [Une épidémie littéraire], SKG, 1909, livre XXII, cahier 8, p. 589-598 ; « Lažni modernizam u srpskoj književnosti » [Le faux modernisme dans la littérature serbe], SKG, 1911, livre XXVII, cahier 11, p. 348-363.

 


Publié sur Serbica.fr le 27 juillet 2012

Pour citer cet article :

Matović, Vesna, « La dimension européenne du modernisme serbe », in Srebro, M. (dir.), La Littérature serbe dans le contexte européen : texte, contexte et intertextualité, Pessac, MSHA, 2013, p. 155-170.

Document mis en ligne le 27 juillet 2012 sur le site http://www.serbica.fr

 

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