LA LITTÉRATURE SERBE DANS LE CONTEXTE EUROPÉEN
TEXTE, CONTEXTE ET INTERTEXTUALITÉ

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Boris Lazić
INALCO, Paris, France

 

LA NAISSANCE DE LA LITTÉRATURE SERBE MODERNE
ET SON ORIENTATION EUROP
ÉENNE :

DOSITEJ OBRADOVIĆ ET L’EUROPE DES LUMIÈRES


Résumé

L'étude développe l'idée de la recherche de la connaissance de Dositej Obradović en tant que cheminement ludique par l'espace physique et spirituel : de l'orient slave et gréco-byzantin à l'occident des Encyclopédistes, du Banat autrichien colonisé selon les idées rationalistes au Paris et Londres des philosophes rationalistes. Dositej Obradović explicite, par l'exposition de sa propre vie et sa recherche de connaissance, l'effort culturel de la société serbe dans son ensemble. De l'individualisme rationaliste du XVIIIsiècle à la Révolution serbe de 1804, de l'enseignement des langues en Dalmatie, à Vienne, Venise et Trieste au poste de Ministre de l'éducation et la fondation de la Grande école de Belgrade, la figure tutélaire des lettres et de la pensée rationaliste serbes telle qu'en elle-même, par une étude de son idée du cheminement cyclique vers le savoir du monde et de soi. 

Mots-clés

Lumières, Dositej Obradović, philosophie, rationalisme, littérature, langue littéraire, pédagogie.

1. La tradition du voyage initiatique chez les intellectuels serbes

Le rejet de l’habit de moine est l’acte fondateur des lettres et de la philosophie serbes modernes. Par cet acte Dositej Obradović (1742-1811) démontre qu’il est possible d’être, en tant que représentant de la communauté serbe et orthodoxe d’Autriche, un intellectuel laïc, attaché à ses racines[1], participant pleinement à l’établissement des Lumières. Cet acte est fondateur par son essence philosophique, par l’idée qu’il véhicule, par la perspective qu’il impose. Son fondement est le rationalisme.

De toute cette pléiade de figures premières de Lumières serbes (Gavril Stefanović Venclović, Zaharija Orfelin, Simeon Piščević, Ignjat Đurđević, Ruđer Bošković, Petar Petrović, Jovan Rajić, Atanasije Stojković, pour ne citer que les plus illustres poètes, penseurs et savants), celle de Dositej est devenue paradigmatique des Lumières et de l’amour de l’ouvrage culturel et philosophique chez les Serbes. Chez Dositej, recherche de la connaissance et voyages initiatiques se marient au rationalisme des Lumières pour en faire un moyen d’étude de la culture nationale. Ce raisonnement libre permet de voir l’ampleur du travail à faire afin d’inscrire l’espace culturel serbe dans la modernité et d’accéder aux outils nécessaires à cette réforme – notamment la langue et l’établissement des écoles, comme moyen de transmission du savoir.

On a souvent comparé les œuvres de Saint Sava et de Dositej, non sans raison d’ailleurs : il s’agit de deux figures réformatrices qui, par leurs œuvres aussi bien que par les qualités inhérentes à leurs personnalités, ont su insuffler l’élan nécessaire à l’établissement de nouveaux modèles culturels. Saint Sava poursuit un but précis : affranchir, certes, l'Etat et l'Eglise serbes des tutelles de Byzance et de Rome, mais aussi asseoir la culture politique et sacerdotale de la Serbie (plus exactement: des « Pays serbes et du Littoral », nom de l'Etat dans les correspondances diplomatiques médiévales) sur les bases juridiques et canoniques romaines. Les voyages de Saint Sava forment un entrelacs d'études de la vie intellectuelle et administrative de Constantinople, Thessalonique, Nicée, Jérusalem dont le but est l'assimilation des acquis culturels de la civilisation dominante afin de les greffer à la culture serbe. Élaboration du droit administratif et canonique, création d'une littérature épistolaire et sacrée ; fondation de monastères et d'écoles, ouvertures d'hôpitaux, exercice de la diplomatie, telles sont les œuvres du prince Rastko Nemanjić, dit Saint Sava, dont les écrits et les voyages n'ont eu d’autres buts que l'anoblissement spirituel, l’affranchissement politique de la Serbie.

Alors que Saint Sava œuvre au sein d'une civilisation marquée du sceau de la foi, Dositej travaille au sein de l'âge des Lumières, du raisonnement positif, où l'esprit critique règne en maître dans l'élaboration des nouveaux modèles culturels. Les voyages de Dositej, dont les cycles rappellent ceux de Saint Sava, voire ceux de Marin Držić (dont l'engagement politique, à la Renaissance, n'aboutira pas à une refonte de la société ragusaine) représentent une étude directe des sociétés balkaniques et d’Europe centrale à l'aune des Lumières. Saint Sava est à la recherche de Saint Jean Damascène ; Dositej, de Socrate et de Platon. Saint Sava redessine l'idée de symphonie dans l'économie politique de la Serbie médiévale ; s'ensuivent trois siècles de renaissance ; Dositej, par sa critique implacable des monastères et de la superstition œuvre, plus que tout autre, à leur fermeture ou transformation en écoles, lycées et académies et introduit la culture serbe à la pensée moderne. Par son étude de soi et son refus de soi, Saint Sava est mystique et paulinien ; par son étude critique d'une mentalité, Dositej, dans Живот и прикљученија [Vie et aventures[2]], prône l'étude critique de soi comme forme d'élévation et d’émancipation de soi. Ces deux figures majeures (l'une, de la culture médiévale, l'autre, de la culture moderne), par leur curiosité intellectuelle, leur don d'administrateurs et la prolificité des idées dont ils sont les premiers disséminateurs occupent une place à part dans le panthéon national. Au demeurant, la culture séculaire ne tarde pas à venir parmi les Serbes ; le premier écrivain profane est Konstantin Mihailović ; il compose ses Јаничарове успомене [Mémoires d'un janissaire[3]] au XVe siècle. La renaissance et le baroque témoignent d'une littérature épistolaire prolifique dont les auteurs sont également des hommes d'armes, tels Stojan Janković, Vuk Mandušić, par ailleurs héros de l'épopée serbe. Mais si les membres de la caste militaire écrivent, depuis Konstantin jusqu'à Piščević, seuls les prélats catholiques du littoral (Budva, Kotor, Perast) et les écrivains de Dubrovnik, hommes d'église ou pas, créent une littérature pleinement humaniste.

2. Religion et identité

La percée ottomane au XVe siècle menace la culture serbe dans son identité même : c'est l'unique raison pour laquelle les diacres et prêtres de Serbie, de Bosnie, de Syrmie n'ont pas eu le temps de se consacrer aux belles-lettres. Le fait est que les Ottomans rasaient les villes de Serbie (depuis Novo Brdo, Kruševac, Belgrade jusqu'à Smederevo et Užice). Ils y reconstruisaient des villes aux allures architecturales ottomanes, qui répondaient aux besoins administratifs et cultuels des Ottomans. On saisit dès lors l'ampleur du vide soudain conquérant ; ne restaient que quelques monastères, pour témoigner des rapports millénaires entre Byzance, l’Occident et les Pays serbes. Pas assez pour donner naissance au théâtre et au roman (formes littéraires qui nécessitent une vie urbaine très dense), suffisamment pour entretenir une littérature du témoignage et de récits de voyages. Les grandes villes de cette période intermédiaire restent celles du littoral : Dubrovnik, Kotor. Le peintre de la rencontre dramatique de ces trois aires culturelles (catholique, ottomane et orthodoxe) est Marin Držić. Ce n'est que lorsque l'Autriche ne menacera plus la culture serbe dans son identité même que les prêtres quitteront leurs vêtements sacerdotaux et se consacreront à la peinture de la vie sociale et individuelle. Mais le terrain était déjà prêt ; suite aux réformes de l’empereur Joseph II, suite au congrès de Temišvar (1790) et à la victoire de la classe bourgeoise sur l'Eglise, une nouvelle culture de l'exercice de la pensée va s'exprimer librement parmi les Serbes d'Autriche ; leur figure centrale sera celle de Dositej. La Révolution serbe (1804) ne fera que parafer son œuvre intellectuelle et ajouter au prestige de sa littérature celui de son engagement politique : à l'exercice de l'enseignement privé des langues partout ailleurs en Europe, celui de premier ministre de l'Education, en Serbie libérée, sous le patronage duquel on verra la création de la Grande école de Belgrade, précurseur de l'Université.

3. Dositej, philosophe de la culture serbe moderne

Si l’orientation humaniste, le retour aux sources grecques est perceptible en Serbie dès le règne du prince et poète Stefan Lazarević, des œuvres des moines érudits Kostantin Filozof et Grigorije Camblak, du poète Dimitrije Kantakuzin (XVe siècle), si le prêtre ragusain Marin Držić est la figure exemplaire de l’humanisme, ce n’est que suite à la publication de la Patente de tolérance de l’empereur autrichien Joseph II que les moines orthodoxes quittent les ordres et s’adonnent à la pure philosophie sans peur de porter atteinte à leur identité nationale et culturelle.

Le Banat qui voit naître Dositej est terre expérimentale. L’Autriche le colonise afin de maximaliser le rendement agraire, crée des villages de colons souabes ou alsaciens implantés entre des villages serbes ou roumains afin de faciliter l’échange des données sur la culture agraire : la technologie moderne des premiers pour une profonde connaissance de la terre, du ciel et des eaux des seconds. Deux types de cultures agricoles se profilent : celle des paoris, c’est-à-dire des serfs, soumis à la noblesse locale, hongroise ; celle des paysans-soldats, cultivateurs du sol et gardiens des confins militaires, ne répondant qu’à l’empereur. Les Serbes n’acceptent que ce second statut, voyant dans leur allégeance ou alliance avec l’empereur d’Autriche (ou, plus à l’Est, de Russie – ce sont les Serbes de Voïvodine qui créent la Nouvelle Serbie et la Slaveno-Serbie de la Russie méridionale, en Ukraine) un moyen, non une fin en soi : les Serbes des XVe, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles œuvrent à la libération de la Serbie. Cette émancipation sociale, ne serait-elle, pour l’élément orthodoxe, que partiale, conjointe à une mixité culturelle, fait que très tôt les habitants du Banat, de Baranja, de Bačka, de Syrmie, de Dalmatie deviennent souvent bilingues, voire trilingues, ce qui est le cas de Dositej. Passée la période mystique et sentimentale et après avoir étudié les Vies des saints et la scholastique slavo-orthodoxe dans les monastères de Syrmie, Dositej complète son étude de l’Orient slave et byzantin par l’étude de la philologie et de la philosophie, en Grèce. Ensuite, défroqué, il fera ses études dans les pays allemands, puis à Paris et à Londres. Cette quête de connaissance répondra à un système. La bourgeoisie serbe d’Autriche, qui œuvre, sur le plan militaire et politique, au recouvrement de la souveraineté nationale, cherche à se doter d’un appareil intellectuel propre à effectuer un tel ouvrage culturel. Saint Sava, par sa personnalité et par ses œuvres, incarnait la plénitude de la culture serbe médiévale, Dositej, dans un mouvement similaire, incarnera donc la figure fondatrice de la culture serbe moderne.

Saint Sava et Dositej Obradović font tous deux des voyages initiatiques dont le but est l’élévation culturelle de leur milieu d’origine ainsi que son émancipation politique. Culture et politique ne font qu’une seule et même chose : de tous les auteurs des Lumières, Dositej est celui qui marie avec le plus de succès ces deux inclinations pédagogiques : l’engagement par l’enseignement et le biais des livres, ainsi que l’engagement par la voie politique et diplomatique (d’une part par le financement direct de l’Insurrection serbe, ensuite par sa participation active à ses débouchés politiques, diplomatiques et culturels). Ayant goûté aux meilleurs centres universitaires d’Europe, Dositej, nous l’avons dit, finit sa carrière pédagogique par l’établissement de la Grande école de Belgrade (précurseur de l’Université), au titre de ministre de l’Education.

L’évolution rationaliste de Dositej procède par étapes. Il subit d’abord l’influence de l’école de Sremski Karlovci, au monastère de Hopovo, c’est-à-dire celle de l’encyclopédisme hellénistique, par la lecture du « Recueil » (ouvrage manuscrit à caractère encyclopédique) du moine Spiridon Jovanović, des études scholastiques de Isaija Kopinski et notamment celles de Teofan Prokopovič. Viennent ensuite l’influence de l’Académie de Jerotej Dedron, à Smyrne, puis celle des intellectuels slovaques évangélistes, qui ouvrent la voie à l’influence protestante, qui sera prépondérante (Rousseau, Still, Adisson, etc.). Dositej découvre que la référence aux classiques est identique, aussi bien chez les orthodoxes que chez les occidentaux, ce qui ouvre son esprit aux philosophes du classicisme. Après ses études à Halle, Dositej, dans sa maturité, fera le choix du déisme et se prononcera contre le quiétisme de Fénelon, auteur dont il admirera les œuvres au point de les traduire et d’aller se recueillir sur sa tombe lors de son voyage initiatique entre Paris et Londres. Vuk et Njegoš, par-delà leurs critiques du déisme ou du sentimentalisme de Dositej, hériteront sa vision d’une action concertée, programmée, positive, sur la société. Dositej est déiste notamment du fait de sa critique des relations interconfessionnelles entre Serbes de confessions différentes. Son déisme est une forme de mysticisme rationnel, apaisé.

Dositej est, par ses œuvres littéraires et philosophiques, à la fois fondateur et précurseur. En philosophie, ses traductions d’auteurs slaves, grecs, occidentaux et leur popularisation au sein de la société serbe s’inscrivent directement dans son effort de l’élévation culturelle par le biais du divertissement. Dositej est en ce sens un auteur qui s’efforce de toucher le plus grand nombre. C’est aussi la raison de son choix de la forme littéraire (l’essai) ainsi que du langage (vernaculaire). L’exercice de la libre-pensée et son articulation par le choix du langage littéraire sont, pour lui, indissociables. C’est en cela que Dositej est, à la différence des philosophes de la génération précédente, tels Orfelin ou Rajić (qui s’exprimaient en slavon russe), à la fois fondateur et précurseur. Ses études sur la libre-pensée, sur le raisonnement, sur l’analyse libre et critique, sur les relations entre la raison et la volonté, entre la raison et la morale, entre la raison et le plaisir ainsi que son essai sur l’homme machine représentent en revanche un corpus distinct, original, spéculatif, non didactique de son œuvre et font écho aux préoccupations philosophiques de son temps et accompagnent souvent ses traductions. Ainsi, les morales de ses Басне [Fables] vont-elles être originales, alors que les fables elles-mêmes seront une suite de traductions d’auteurs européens, depuis l’Antiquité aux Lumières, d’Esope à La Fontaine. Les essais représentent des réflexions sur des thèmes philosophiques contemporains, sur des auteurs que Dositej traduisait ou faisait traduire. Ces textes représentent, auprès de son roman Vie et aventures, la prose originale du philosophe où s’intègrent – pour le plaisir d’une lecture cultivée, didactique, critique et divertissement – Собраније разних нравоучитељних вештеј [Recueil de divers ouvrages moraux], Етика [L’Ethique] et Мезимац [Le Favori]).

Pour Dositej, tout a pour but l’étude du beau et de l’harmonie. L’étude de la beauté du caractère, c'est-à-dire de la beauté morale, au même titre que l’étude de la beauté objective des choses et des êtres : ce thème est au cœur de ses essais. Un exemple : suivant la tradition platonicienne, il subordonne la beauté du corps à celle du caractère, de l’esprit. Disant des Anglaises qu’elles étaient belles mais qu’elles ne ressentaient pas pour autant le besoin de rabaisser l’autre en le lui faisant savoir, il faisait à la fois l’éloge d’un type de caractère et une critique indirecte des mœurs contraires. Par ailleurs, on a souvent reproché à Dositej de ne voir que le beau, le bon, d’entretenir une sorte de naïveté infantile dans son approche des êtres et des choses. Or, loin de trahir une quelconque superficialité, cette approche s’inscrit dans la stratégie du discours philosophique pragmatique qui œuvre à une refonte de la société à l’aune des Lumières, en insistant sur l’élévation idéaliste.

En ce qui concerne la connaissance de soi, thème essentiel de sa philosophie et de sa pratique philosophique, Dositej développera son entendement du cheminement dialectique, ce qu’il nomme lui-même elliptique, vers la connaissance, en projetant l’idée même de sa maturation intellectuelle à travers une compréhension philosophique de ses voyages en tant qu’études scientifiques des mœurs et sociétés européennes dont le but est la découverte raisonnable et raisonnée de soi. L’amour du monde devient alors Eros de la transfiguration de soi. Les métamorphoses intérieures du philosophe sont projetées sur la société dont il est originaire : elles la transfigurent.

Car pour aller au fond des choses et comprendre ce qui a permis la réussite de ses réformes, il faut garder à l’esprit le caractère, la personnalité de Dositej. Lorsqu’on dit personnalité, on pense à la figure morale de Dositej : une vie dédiée à l’amour de la vérité et vécue de manière vraie, une vie de philosophe. En ce sens, il s’agit d’un philosophe accompli, car tout, dans l’ensemble de sa vie, aspire à cette connaissance raisonnée de soi et du monde. Son activité didactique (et, dans une moindre mesure, spéculative) est le reflet de son éthique. Tous ses disciples en philosophie, en littérature, en sciences exactes portent les traces de sa figure morale, de son Eros (amour des êtres, ouverture aux autres, sens du devoir). C’est la raison de son rayonnement. Stojković et Solarić reprendront ses études scientifiques et philosophiques ; Mrkalj, Mušicki et Vuk ses études philologiques. Tous, à la suite du maître, participent à l’établissement de divers centres universitaires en Autriche, en Russie, en Serbie. Ses idées linguistiques et littéraires s’inscrivent dans la démarche de Venclović, que Dositej n’aura pas connu, ce qui indique qu’elle représente le développement naturel qui va du slavon à la langue vernaculaire, en se passant du langage artificiel des auteurs du baroque, truffé de russismes. Dositej rejette la langue artificielle de l’école de Sremski Karlovci, il démocratise la langue littéraire, il crée une littérature bourgeoise fondée sur le langage parlé de la classe moyenne des Serbes de Voïvodine, tout en retenant les bases syntaxiques, lexicales et morphologiques du langage parlé des Serbes de Dalmatie, du Monténégro, de son Banat natal. Seul le lexique de la langue sacrée (ecclésiastique) est retenu, en raison de sa richesse en termes abstraits, qui permettent une articulation précise, nuancée, de la pensée rationaliste, spéculative. À propos de son style, il faut d’ailleurs préciser qu’il n’y a pas de type de « lourdeur », de « maladresse byzantine »[4]. L’expression est elle-même maladroite et aurait de quoi déplaire aux héritiers de Byzance, ce que tous, aussi bien occidentaux qu’orientaux, nous sommes. Il y a, certes, une emphase rhétorique, doublée d’un sentimentalisme parfois agaçant – l’héritage cette fois-ci est de Rousseau ! – obtenu notamment par l’emplacement du verbe en fin d’énoncé.

4. Influence et héritage

Les Lumières sont également un mythe : au XXe siècle, Miloš Crnjanski raille, dans son œuvre maîtresse Сеобе [Migrations], l’organisation des villages de Syrmie, du Banat, de Bačka (village groupé), leur opposant celle de Serbie centrale (village éclaté). L’emploi, dans le roman, sous la forme du parallélisme, du syntagme « organisé », « disposé », « tracé » « selon les plans du comte Mercy » ; sa redondance, son insertion sous la forme de phrase programmatique dans les passages qui dans la trame du roman mettent à nu le conflit latent entre Serbes et Allemands renvoient à l’idée d’une culture rustique ayant atteint un niveau classique qu’il eut été insensé de remettre en cause. D’autres aspects de ses thèmes seront repris par divers auteurs : ainsi de son goût de la table et sa jouissance verbale dans la peinture des repas et mets qui seront renouvelés dans la prose de Milorad Pavić. L’amour de la culture culinaire (héritage banatien ou monastique ?) est un des aspects de son esprit jouissif et ludique. Son amour des langues, héritage de l’éducation classique, sera l’apanage des meilleurs philosophes et écrivains serbes, des Lumières aux avant-gardes : Atanasije Stojković, Sava Mrkalj, Lukijan Mušicki, Vuk, Njegoš, Sterija, Branko Radičević, Vojislav ilić, Laza Kostić, Simo Matavulj, Božidar Knežević, Branislav Petronijević, Ksenija Atanasijević, Anica Savić-Rebac, Isidora Sekulić, Ivo Andrić, Miloš Crnjanski, Vladan Desnica seront tous d’excellents polyglottes ; certaines de leurs œuvres majeures auront été composées à la fois en serbe et en latin (Mušicki, Sterija), en hongrois, serbe et latin (Mihailo Vitković), en allemand puis en serbe (Branko Radičević), en serbe, allemand et français (Laza Kostić), en serbe et en allemand (Branislav Petronijević), en anglais puis en serbe (Miloš Crnjanski, Роман о Лондону [Le Roman de Londres], sous le titre The shoemakers of London), etc.

Paris et Londres ne répondront que tardivement à l’intérêt que Dositej portait à leurs cultures classiques. Il ne sera traduit en anglais puis en français que dans la seconde moitié de XXe siècle. Il y a toutefois, dans la City de Londres, une très belle plaque commémorative dédiée à sa mémoire, qui rappelle sa vie à Londres et sa place dans la culture serbe et européenne.

 

Резиме 
рађање модерне српске књижевности и њена европска оријентација : доситеј обрадовић и европа просветитељства

Студија развија идеју о Доситејевој потрази за знањем као својеврсној игри путовања кроз материјалне и духовне пределе: од словенског и грчко-византијског истока до запада Енциклопедиста ; од аустријског Баната подвргнутог рационалистичкој колонизацији до Париза и Лондона филозофа рационалиста. Доситеј Обрадовић тумачи, путем излагања властитог живота и своје потраге за знањем, културно прегалаштво српског друштва у целини. Од рационалистичког индивидуализма XVIII века до Српске револуције 1804, од улоге наставника језика у Далмацији, Бечу, Венецији и Трсту до положаја министра просвете и оснивања Велике школе у Београду, заштитна фигура српске рационалистиче књижевности и мисли дата је кроз студиј његове идеје о цикличном ходању ка познавању света и себе.

Кључне речи  

Просветитељство, Доситеј Обрадовић, филозофија, рационализам, књижевност, књижевни језик, педагогија.

Summary
the birth of modern serbian literature and its european orientation: dositej obradović and enlightenment europe

This study analyses Dositej Obradović’s view of the search for knowledge as a play progression through the physical and spiritual space: from the Slavonic and Graeco-Byzantine Orient to the Encyclopaedists’ Occident, from the Austrian Banat colonized according to rationalist ideas to the Paris and London of the rationalist philosophers. Dositej Obradović’s own life and search for knowledge typify the cultural effort of the whole Serbian society. From eighteenth century rationalist individualism to the 1804 Serbian Uprising, from his position as a language teacher in Dalmatia, Vienna, Venice and Trieste to that of Minister of Education and to the foundation of the Great School of Belgrade, this article proposes a portrait of the tutelary figure of Serbian literature and rationalist thought, through a study of his conception of cyclical progression towards knowledge of the world and knowledge of one’s own self.

Key words

Enlightenment, Dositej Obradović, philosophy, rationalism, literature, literary language, pedagogy.


NOTES

[1] Dosite us Serwien. Ce qui signifie « de Serbie », alors qu’il est banatien et ne verra la Serbie insurrectionnelle qu’en 1807. Cette signature présume l’idée de conscience et d’unité nationale par-delà le découpage politique du territoire de la nation sous domination étrangère. L’idée de peuple serbe était garantie et maintenue par l’Eglise serbe orthodoxe qui constituait, parmi d’autres églises de tradition byzantine, ce que l’administration ottomane nommait le « Millet chrétien ».

[2] Vie et aventures, trad. du serbe, présenté et annoté par Michel Aubin, Lausanne, L’Age d’Homme, 1991, 193 p.

[3] Mémoires d'un janissaire. Chronique turque. Trad. du vieux-polonais par Charles Zaremba, présenté et annoté par Michel Balivet, Toulouse, Anacharsis, 2012, 168 p.

[4] L’expression est de Michel Aubin, traducteur français de Dositej.

 


Publié sur Serbica.fr le 27 juillet 2012

Pour citer cet article :

Lazić, Boris, « La naissance de la littérature serbe moderne et son orientation européenne : Dositej Obradović et l'Europe des Lumières », in Srebro, M. (dir.), La Littérature serbe dans le contexte européen : texte, contexte et intertextualité, Pessac, MSHA, 2013, p. 13-21.

Document mis en ligne le 27 juillet 2012 sur le site http://www.serbica.fr

 

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