LA LITTÉRATURE SERBE DANS LE CONTEXTE EUROPÉEN
TEXTE, CONTEXTE ET INTERTEXTUALITÉ

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Lidija Tomić
Faculté de Nikšić, Université du Monténégro

 

LA NOUVELLE « VERTER » DE LAZA LAZAREVIĆ :
POUR
ET CONTRE WERTHER DE GOETHE


Résumé

Le rapport entre Les Souffrances du jeune Werther de Johann Wolfgang von Goethe et la nouvelle Verter de Laza Lazarević allie complexité et inspiration poétique. Il touche aux dialogues qu’entretiennent deux visions du monde ainsi qu’aux relations comparées des motifs de l’amour, de la mort, et du milieu social. La manière dont Werther vit le monde transcende la sémantique de l’amour tragique et le cadre restreint de l’histoire sentimentale. Le contexte wertherien dans la nouvelle de Lazarević touche à la négation du wertherisme en tant que « maladie de l’âme », un état dans lequel le thème de l’amour non partagé se développe dans le cadre de la conscience patriarcale du héros et de la réalité grotesquement reconstituée du milieu provincial.

Mots-clés

Wertherisme, Goethe, Laza Lazarević, réalisme serbe, intertextualité, contacts littéraires, dialogue des cultures.
 

La comparaison entre le roman de Johann Wolfgang von Goethe Les Souffrances du jeune Werther et la nouvelle « Verter » de Laza Lazarević révèle la singularité des contacts littéraires dans le cadre du thème proposé pour ce colloque : « La littérature serbe dans le contexte européen ». Les caractères particuliers du sentimentalisme européen et du préromantisme allemand, d’une part, et du réalisme serbe, d’autre part, indiquent que dans les antagonismes et synthèses de ces œuvres littéraires existe un large registre de doctrines poétiques qui permettent, de la perspective du texte, de mettre au jour les similitudes et différences d’un même phénomène, en l’occurrence du wertherisme dans le cadre des littératures européenne et serbe.

Goethe publia Les souffrances du jeune Werther en 1774, Lazarević « Verter » en 1881 : même s’il s’agit de deux formes narratives de genre et de style différents, leurs titres montrent déjà à première vue que c’est le thème du héros malheureux en amour qui rattache ces deux œuvres. Toutefois, il faut préciser d’emblée que le rapport de Janko, protagoniste de la nouvelle de Lazarević, à Werther de Goethe établit un parallélisme qui se veut à la fois continuité d’une tradition littéraire et distanciation à l’égard de cette même tradition.

Sans perdre de vue que le sentimentalisme suppose la domination des états d’âme du héros et une vision des êtres et du monde émotionnellement en lambeaux, Les Souffrances du jeune Werther, par sa structure narrative, transcende le genre du roman sentimental. Le développement du thème amoureux a pour assise le besoin psychologiquement motivé du héros de s’épancher sous la forme épistolaire et de concevoir une œuvre  de son « propre esprit ». La peinture de l’environnement naturel et social déploie par-là même un large éventail de motifs qui vont de l’amour, de la vertu et de l’amitié aux thèmes de Dieu, de la vie familiale ‒ en un mot, un système de valeurs qui façonne le regard que l’on porte sur le monde. Roman d’amour, Les Souffrances traite le thème de l’existence telle que l’envisage l’amoureux malheureux, mais aussi les deux motifs dominants – l’amour et la mort ; le tragique dans lequel le concept du wertherisme se développe dépasse cependant les caractéristiques propres à une histoire d’amour. En substance, le wertherisme sous-entend tout un ensemble de sentiments qui présente, à une extrémité, les accomplissements humains, et à l’autre, la détresse ressentie face à la puissance de la nature et de Dieu, en tant que macrocosme, face à l’éphémère de l’homme et au néant en tant que défi et tentation de la mort. La découverte de l’existence aiguille les thèmes et de l’amour et de la création, l’amour vers le thème de la mort, la création vers le thème de la durée et du sens de l’existence.

Par le rapport qu’il entretient avec Les Souffrances, la nouvelle « Verter » relève du réalisme psychologique par lequel s’établit un dialogue intertextuel avec le roman de Goethe. Attendu que la destinée du jeune Werther a suscité l’intérêt de Lazarević qui a emprunté au modèle de récit goethéen le motif de l’amour non partagé, le sujet mélodramatique du roman repris dans la nouvelle développe et inscrit dans les faits l’aspect documentaire sans lequel la nouvelle ne saurait se prêter à une démarche comparative : « pour » et « contre » le Werther de Goethe.

Partant du sentimentalisme en tant que courant et de la manière narrative sentimentaliste existant dans la littérature serbe, le « Verter » de Laza Lazarević régénère le thème de l’amour dans le cadre du topos « maladie fatale ». Toutefois, par le traitement ironique qu’il réserve à la « plate sentimentalité », l’auteur interroge le statut du jeune homme de la ville dans un environnement provincial et, par le réalisme du récit, révèle et concrétise un état d’âme fait de sentiments fluctuants. Quand, par cette démarche ironique, s’exprime dans la nouvelle de Lazarević l’impétuosité des émotions éprouvées par le héros de Goethe (« dans son aveuglement, il lit Werther, uniquement parce qu’il répond à sa nature en quête permanente d’embrasement »), quand Janko découvre en Werther son alter ego (« dès les premières pages Janko voit que Werther, c’est lui »[1]), ou, encore, quand Janko, comme Werther, apprécie les livres dans lesquels il découvre « son monde », jamais les deux héros ne sont identiques malgré l’existence, dans le rôle qui leur est dévolu, d’un niveau qui rend possible leur comparaison.

Compte tenu que dans Les Souffrances ne se réalise pas l’« esthétisation  de la subjectivité » selon laquelle « le sujet poétique ne dépend que de sa beauté intérieure, et non plus d’une quelconque norme ou contrainte extérieure, sociale, nationale ou morale »[2], l’essence du subjectif dans le roman de Goethe est justifiée par l’histoire d’un cas qui donne lieu à une réflexion sur la nature, Dieu, l’art. Le roman montre que le discours émotionnel du héros détermine une pensée très rationnelle sur la fugacité des choses, la mort et le néant, sur la signification créatrice et destructrice de la nature et de l’art.

Les Souffrances du jeune Werther possède les traits d’un « roman peignant des amours malheureuses, tragiques » mais aussi d’un « roman sur la dégradation progressive de la personnalité, sur la folie, sur la mutation du nihilisme et du néant en folie »[3]. De récentes interprétations pointent que dans Les Souffrances se dissimule un état extérieur à la littérature sur lequel Goethe lui-même s’est exprimé et qui conduit à l’expérience autobiographique de l’écrivain. Cette expérience n’est ni un préalable important pour la création littéraire et l’acte de création lui-même, ni déterminante pour la forme du récit et la composition de personnages qui, dans le texte, ont leur propre causalité littéraire. Toutefois, l’assimilation des faits de l’existence et des motifs littéraires tels « le refus du premier amour, le rejet qu’oppose l’environnement », « le sentiment de culpabilité qui, soit prévient la montée de l’agressivité extérieure, soit dirige celle déjà accumulée contre soi-même, en soi »[4], conforte celui qui analyse Les Souffrances dans l’idée que Goethe « a coulé dans la personnalité de son héros principal tout ce que lui-même recelait de sombre, d’autoagressif, de destructeur, de dévastateur », et qu’« en mettant Werther à mort, c’était son propre salut qu’il assurait, ce dont il devait un jour convenir »[5]. Apparaît au premier plan la question du sens de l’existence, à savoir de l’existence qui, sans être confinée dans l’amour, est aussi dans la découverte de la fugacité et du néant, de la nature qui défait tout ce qu’elle a créé. Par la surcharge émotionnelle de la narration, l’auteur donne une fonction à la découverte essentielle que la nature, dans le contexte de la sentimentalité, est « la scène de la vie infinie », la source du beau et du bon, mais aussi « l’abîme d’une tombe éternellement ouverte ». Le questionnement de Werther – « Peux-tu affirmer : cela est, alors que tout passe ?! »[6] – actualise la position du sujet entre les « forces corrosives qui se terrent dans la nature tout entière » et le héros lui-même qui fait sienne l’idée de « construction, de modification et de nouvelle création »[7], à dire vrai, de l’harmonie de l’existence. La nature est vraiment la création de contraires, le destin de Werther renfermant lui aussi ce qui est créé – un être dans le temps et l’espace et un être dans le dualisme de l’esprit et de la matière. L’idée d’une nature pure, spiritualisée, et l’image du milieu bourgeois dans le roman de Goethe contient ce dualisme face auquel l’état idyllique tient d’un leurre face aux épreuves que nous inflige la réalité et qui conduisent à la mort.

La sémantique du rapport de Goethe à la nature est d’essence métaphysique. Son héros parle des forces destructrices de la nature ou d’un « monstre qui éternellement dévore, éternellement survit ». La charge émotionnelle de cette perception présente et apprécie à leur valeur les thèmes de l’absurdité et de l’inutilité qui détruisent l’auréole sentimentale dont est nimbée l’histoire d’amour, une auréole qui, dans le cas présent, masque le sentiment plus profondément ancré de l’éphémérité des choses devant laquelle le wertherisme n’est pas la dénomination de la fin d’un amour malheureux, mais le cadre ainsi nommé de motifs de souffrance. La vacuité que ressent Werther ne s’estompe pas, à l’inverse elle se renforce, elle s’intensifie avec l’exaltation que lui inspire Lotte, voire la simple vue des objets qui sont les siens plutôt que son apparition. Être amoureux est assimilé à une « maladie », à la « folie », et la folie au « miroir de l’âme », au « miroir d’un dieu infini ». Les « ravissements, comparaisons et déclamations »[8] émotionnels et pathétiques sont en harmonie avec la « magnificence » sentimentale du rapport à la nature. L’auteur enrichit ce thème de la nature, l’élève au niveau de la perception de la félicité qui, dans l’expérience de l’existence, « toujours se transforme en source de malheur pour l’homme »[9]. Ce malheur tient dans les « revers de fortune » du héros et les inversions grotesques des raisons de la souffrance amoureuse. Le « mauvais choix » fait par Werther reflète en réalité sa « douce déraison » et « les chimères dont inconsciemment il se berce ». L’accent mis sur la satisfaction amoureuse n’est qu’une fuite devant « ce qui le hante et l’a en réalité conduit ici : l’existence vécue comme une absurdité »[10]. L’amour est l’aiguillon initial qui incite Werther à vivre, à chercher le sens de l’existence sans lequel le suicide paraît la planche de salut. (« Ah, ce vide ! Ce terrible vide que je perçois ici, dans ma poitrine. »[11]) Dans le thème de l’amour, Goethe envisage le caractère passager de l’homme et cette carence qui fait naître chez Werther le sentiment de n’être qu’un voyageur errant, un invité, un nouvel arrivant sur cette terre »[12]. Si on considère l’associativité de cette pensée tragique et l’aspiration de Werther au bonheur, que Goethe introduise Klopstock, Homère et les sombres poèmes d’« Ossian » dans le monde du roman thématise la non-fugacité en matière d’art et de littérature de l’expérience créatrice qui se rapproche le plus de cette conviction de l’auteur : les écrivains les plus précieux sont ceux qui racontent une histoire « intéressante » et chez qui le lecteur retrouve son propre monde.[13] Ainsi, comme le fait observer avec lucidité Reinhard Lauer[14], Les Souffrances du jeune Werther montre bien que le Werther de Goethe ne promouvait pas l’état d’âme wertherien mais présentait le moyen de le surmonter[15], l’élaboration d’un sens de la réalité plus élevé que celui que sous-entend le sujet du héros malheureux en amour.

Vu sous cet angle, la nouvelle « Verter » de Laza Lazarević est l’exemple d’une œuvre qui renouvelle le thème goethéen et prend la consistance d’une « transposition » (Ljubomir Nedić), mais aussi d’une œuvre authentique empreinte de « l’idéologie conservatrice patriarcale et du rigorisme moral » de son auteur (Jovan Skerlić). Dans « Verter », la critique s’est penchée sur l’analyse psychologique et le triomphe du réalisme (Milan Bogdanović) ainsi que sur les œuvres qui ont pu servir de modèle à Lazarević : la nouvelle Immensee de Teodor Storm et la parodie des Souffrances que Friedrich Nikolaï commit en 1775 sous le titre Les Joies du jeune Werther – Les Souffrances et joies du Werther mature. Cependant, selon Branimir Živojinović, ces deux livres ne servirent pas de « prétexte » à Lazarević pour écrire sa nouvelle, et cette opinion trouve un prolongement dans l’hypothèse avancée par Reinhard Lauer et, avant lui, Miloš Trivunac[16], d’après laquelle l’écrivain serbe s’est plutôt basé sur Une Histoire banale (1847) d’Ivan Gontcharov et sur « le motif » de l’éducation de « l’idéaliste » par le « réaliste », ce qui, outre le parallèle avec L’Éducation sentimentale de Flaubert, évoque « les vieilles histoires que l’on revisite ou conte à nouveau ».

Mais revenons à la question qui touche au rapport du texte de Lazarević au texte de Goethe, question fondamentale si on considère la démarche artistique dont parlait Dušan Ivanić dans son article « ‘Verter’ de Laza Lazarević »[17]. Nous envisagerons la relation de l’écrivain serbe au thème choisi sous l’angle de la manière littéraire dont il traite le sujet qu’il revisite. L’introduction du topos sentimental dans le monde narratif de Lazarević ne concerne pas seulement ses rapports aux Souffrances, mais fait aussi que la nouvelle « Verter » se démarque d’un modèle littéraire. Sans perdre de vue l’opinion de Goethe pour qui l’art crée et donne son sens à tout objet, l’histoire d’amour de Werther pour Lotte est transposé dans le monde de Janko et de Marija avec lequel le texte de Goethe correspond en droite ligne. Cependant, toute comparaison Janko-Werther, Marija-Lotte, Mladen-Albert, se révèle de nature purement formelle car les personnages échappent à toute similitude paradigmatique. La motivation réaliste dans la peinture des personnages se trouve renforcée par les raisons qui incitent à vivre l’amour de manière sentimentale, romantique, et l’assimilation du Janko de Lazarević au Werther de Goethe, l’identité des sentiments qu’ils éprouvent rejettent l’angle sentimental de la nouvelle et donnent à Janko un statut de héros présenté en « idéaliste dérangé ». Ses traits de caractère, en conséquence, ne « ressemblent » pas au héros de Goethe. Le « Werther serbe » n’est au premier chef qu’un banal fonctionnaire « à la large poitrine et aux chaussures trop justes », un homme qui « jamais n’a lu Hamlet ni dîné d’un oignon et d’un quignon de pain », un hidalgo amoureux, un bourgeois de la tradition patriarcale. À partir d’un tel déterminisme – ironique et parodique – Lazarević reprend les caractéristiques de la nature de Werther. Néanmoins, la sentimentalité du personnage est mise sur le même plan que le grotesque d’un quotidien exempt de motifs sentimentaux mais qui concrétise de manière typiquement réaliste le milieu provincial. L’exposé du thème européen se fait d’une autre perspective, « des romans français » dont Janko a « oublié l’adultère mais gardé en mémoire l’honneur et la gloire »[18].

À l’inverse de l’œuvre de Goethe où la défaite de l’homme est une certitude, chez Lazarević se développent la distorsion et l’étrangeté de la conscience obsessive, des actions, réactions et habitudes humaines. Le grotesque de la vie provinciale est en contradiction avec la sensibilité du héros, ce qui dans la structure du thème amoureux singularise la sentimentalité de l’histoire d’amour. Le rôle des personnages – le professeur Nedić, le lieutenant Vasilijević, le postier Košutić, le pharmacien Katanić – rend fonctionnel le rapport des acteurs dans le récit et dramatise les particularités de ce qui est distordu dans l’histoire d’amour. Et là où Goethe parlait d’apparitions effroyables, Lazarević les nomme avec les traits de figures et d’êtres sans nom (« l’autre, à la lèvre coupée », « celle au petit chien »). L’extraction dégrisante de la situation de Werther est mise à nu par la lecture du texte de Goethe qui connote négativement le sens de l’exaltation de Janko. Les idéaux que représentent la famille et l’honneur, auxquels s’ajoutent le renoncement à la tentation, restaurent la relation de Lazarević à la tradition et à l’idée de la « victime consciente » qui est la position constante de ses héros. Sans risque de renverser l’ordre traditionnel qui régit aussi sa propre vie, Janko ne choisit pas la mort, il opte pour la vie, une vie toutefois sans amour ni accomplissements. Le héros veule de Lazarević est un héros tragique, dans la mesure où le retour à l’ordre ancien est une échappatoire aux défis – ce, dans l’esprit d’un retour à la loi et à l’ordre patriarcal.

Le sujet traité dans Werther de Goethe n’est pas seulement trahi dans Verter de l’écrivain serbe, il se trouve aussi altéré. Janko ne choisit pas la mort, mais celle-ci est présente dans l’obligation qu’il s’impose de ne pas attenter à la solidité du mariage ni de mettre à l’épreuve la fidélité conjugale. Ce faisant, dans la sensibilité du héros transparaît la compréhension de l’auteur pour la révolte amoureuse elle-même contenue dans la comparaison du cœur avec la figurine de l’Indien, « idole de porcelaine », mettant au jour une fragilité qui fait de Janko ni un Don Quichotte « imaginaire », « malade », « exalté », ni un Werther goethéen, mais un héros, un idéaliste à sa façon, à sa propre mode. Lazarević développe l’aspiration wertherienne de Janko, l’obsession wertherienne de l’amour, mais à coups de modifications teintées d’ironie transpose la sentimentalité du sujet dans la réalité de la souffrance affective. La dramatique contestation de Werther, de ses illusions, des règles de la morale bourgeoise introduit Janko dans le monde de Goethe tandis que l’en sort la manière dont il ressent l’histoire d’amour. Plaide « pour » le Werther de Goethe, l’intensification de la disposition affective à la révolte intime, et « contre » le problème réalistement motivé du personnage pour déplacer les frontières de ses propres limites (« il voulait la serrer dans ses bras, mais ses forces le trahirent »[19]). Au destin de Werther se substitue dans la nouvelle de Lazarević l’acuité de la sensibilité de son héros. Nuance l’esprit de Werther le monde intérieur de Janko qui, non sans humour, s’identifie à un « légume bouilli […] en comparaison duquel la lave incandescente est un appareil de glace ». De cette manière, Lazarević ne suit pas Werther mais l’état de souffrance amoureuse dont les causes sont insuffisamment justifiées pour déboucher sur le suicide. Quoique Janko lui-même s’identifie à Werther, le motif de la « douce mort » ne s’identifie pas au thème de la délivrance.

Le point de contact le plus proche entre Janko et Werther se trouve dans le schisme intérieur entre le héros et lui-même. Chez Goethe, il se réalise sur le plan héros – monde extérieur, chez Lazarević entre « l’effroyable langueur » et le « sentiment de l’infini »[20]. Du point de vue métaphysique, ce parallèle existe chez Goethe, mais Lazarević le transpose sur le plan de l’étroitesse provinciale et de la solitude de son personnage. Janko « dissipe la langueur » par le Werther, le sujet des Souffrances composant une histoire différente. Le narrateur de Goethe parle de Werther comme d’un « songe-creux » arrivé dans « une contrée où tout est calme et tranquillité, idyllique ». Le mot « idyllique » est le mot-clé car il touche à la réflexion de l’harmonie totalement absente de la nouvelle de Lazarević. La tristesse de Janko (Marija lui demande « pourquoi [il] est triste ») est dans le livre de Goethe, de même que ses « souffrances ». Que Les Souffrances accomplissent une fonction est évident. Janko souhaiterait lire Werther à Lotte et ainsi s’abriter derrière « le grand nom de Goethe », ce qui montre que le narrateur, au même titre que le personnage, conçoit l’œuvre sentimentale comme devant charmer le lecteur, le captiver. Dans ce cadre s’émancipe et se développe l’authenticité de l’amour de Janko tout en sensibilité, dépourvu d’exubérance émotionnelle. Tout ce que ce complexe werthérien fait naître, Lazarević le détruit en exposant les singularités des personnages, l’une relevant de la « nature féline » du pharmacien Katanić et de Mladen, le fiancé de Marija. Coïncidence ironique, c’est elle qui amène le dénouement du drame amoureux.

Et le drame n’est toutefois pas dans la certitude du sujet repris par Lazarević, mais dans le « règlement de compte » que se voit infliger le type sentimental du roman d’amour. Lazarević s’oppose à lui car, dans une perspective réaliste, ce modèle littéraire est pernicieux du fait de l’accent mis sur l’émotivité du héros (« dans son aveuglement, il lit Werther, uniquement parce qu’il répond à sa nature en quête permanente d’embrasement  »)[21]. Le wertherisme a offert un dialogue à Lazarević, et ce dernier, de manière ironique, l’a détourné vers un idéal qui ne saurait s’inscrire dans un wertherisme grossièrement appréhendé ; « Confus, cet homme l’est tout autant que Werther mais, par ailleurs, je ne le crois pas fou au point d’être capable de se tuer. »[22]. D’où l’absence chez Lazarević de « lamentation sur le monde, sur les hommes, sur le ciel et Dieu, sur tout ce que nous voyons et ne voyons pas »[23], l’absence de sentimentalité d’un état d’âme, d’où la présence d’une sensibilité authentique qui module le « désespoir » de Janko et sa « conscience inquiète »[24]. Lazarević, ainsi, nuance la peine intérieure de son héros et non « la maladie de l’âme » dont souffre celui de Goethe. Et tandis que Janko renie son « idole » (« L’or était faux, il le jette ! »[25]), Lazarević convient que le wertherisme est « un ratage », « la trahison de l’honneur, de l’amitié, de la famille ». On notera avec intérêt que le « raisonneur » de Lazarević se range du côté de Njegoš, se détermine en faveur d’une « poésie saine » qui, dans la constellation des modèles de la prose réaliste, oriente le lecteur dans la direction opposée. Ainsi, Janko s’en revient à son rythme, et la manière narrative à une « antiwertheriade » dans laquelle la croix de Janko à la fin de la nouvelle révèle le croisement de l’amour et du rôle dévolu au héros de Lazarević dans l’ordre de l’éthique patriarcale.

Traduit du serbe par Alain Cappon

Резиме 
приповетка « вертер » лазе лазаревића : за и против гетеовог вертера

Однос Гетеовог дјела Јади младог Вертера и приповијетке „Вертер“ Лазе Лазаревића је сложен и поетски инспиративан. Он се тиче дијалошке позиције два погледа на свијет, као и поредбених релација мотива љубави, смрти и друштвене средине. Вертеров доживљај свијета превазилази семантику трагичне љубави и уско схваћен оквир сентименталне приче. Вертеровски контекст у Лазаревићевом дјелу тиче се негације вертеризма као „болести душе“ и стања у којем се тема неузвраћене љубави развија у оквирима патријархалне свијести јунака и гротескно компоноване реалности паланачке средине

Кључне речи

Вертеризам, Гете, Лаза Лазаревић, српски реализам, интертексту-алност, књижевни контакти, дијалог култура.

Summary
laza lazarević’s short story "verter": for and against goethe’s werther

The relation between Goethe’s The Sorrows of Young Werther and Laza Lazarević’s short story entitled "Verter" has to do with complex elements and poetic inspiration. It refers to the dialogic position of two different aspects of the world and to the comparative relations of the motifs of love, death and the social environment. Werther’s experience of the world transcends the semantics of tragic love and the narrow frame of a sentimental narrative. The Wertherian context in Lazarević’s short story reflects the negation of Wertherism as the "sickness of the soul", a state where the theme of unrequited love develops within the limits of the protagonist’s patriarchal mind and the grotesquely reconstructed reality of a provincial surrounding.

Key words

Wertherism, Goethe, Laza Lazarević, Serbian realism, intertextuality, literary contacts, intercultural dialogue.


NOTES

[1] Laza Lazarević, « Verter », Izabrana dela [Œuvres choisies], Sremski Karlovci / Novi Sad, Izdavačka knjižarnica Zorana Stojanovića, 2003, p. 124.

[2] Bojana Stojanović Pantović, « Problemi periodizacije srpske književnosti od predromantizma do modernizma » [Les problèmes de la périodisation de la littérature serbe du préromantisme au modernisme], in Teorijsko-istorijski pregled komparatističke terminolo­gije kod Srba [Aperçu historique et théorique de la terminologie comparatiste chez les Serbes], Belgrade, Književno društvo « Sveti Sava », 2006, p. 35.

[3] Zoran Gluščević, Gete [Goethe], Belgrade, Službeni glasnik, 2009, p. 18.

[4] Ibid., p. 17.

[5] Ibid., p. 18.

[6] Johann Wolfgang Goethe, Jadi mladog Vertera [Les Souffrances du jeune Werther], Belgrade, Dereta, 2007, p. 72.

[7] Ibid., p. 60.

[8] Ibid., p. 70.

[9] Ibid., p. 70.

[10] Zoran Gluščević, op. cit., p. 34.

[11] Johann Wolfgang Goethe, op. cit., p. 117.

[12] Ibid., p. 306.

[13] Ibid., p. 28.

[14] Reinhard Lauer, “Ponovo realističko pripovedanje poznatih tema i ponovljene litera­ture” [Reprise réaliste de thèmes connus et littératures revisitées], Zbornik Matice srpske za književnost i jezik, livre XXXXIX, Cahier 1, 1991.

[15] Ibid., p. 32.

[16] Ibid., p. 17.

[17] Dušan Ivanić, « ‘Verter’ Laze Lazarevića » [Le « Verter » de Laza Lazarević], Književna istorija [Histoire littéraire], Belgrade, 1970, II, 8.

[18] Laza Lazarević, « Verter », op.cit.., p.105.

[19] Ibid., p. 121.

[20] Ibid., p. 122.

[21] Ibid., p. 130.

[22] Ibid.

[23] Ibid., p. 131.

[24] Ibid., p. 132.

[25] Ibid., p. 136.

 


Publié sur Serbica.fr le 27 juillet 2012

Pour citer cet article :

Tomić, Lidija, « La nouvelle “Verter” de Laza Lazarević : pour et contre Werther de Goethe », in Srebro, M. (dir.), La Littérature serbe dans le contexte européen : texte, contexte et intertextualité, Pessac, MSHA, 2013, p. 145-154.

Document mis en ligne le 27 juillet 2012 sur le site http://www.serbica.fr

 

 

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